« Sans les travaux que nous avons entrepris depuis la présentation de la première mouture de la constitution et même bien avant, rien n'aurait bougé et le premier brouillon aurait été proposé tel quel en séance plénière », si c'est Iyadh Ben Achour qui dit cela, c'est qu'il sait pertinemment à quel point les experts constitutionnalistes, et derrière eux toute la société civile,ont pesé sur les débats de la Constituante, ce qui a permis la révision du projet à plusieurs reprises grâce à un « bras de fer » intellectuel et communicationnel engagé par les uns et les autres. En disant cela, il sait également qu'on arrive au dernier virage qu'il va falloir bien négocier avant d'atteindre la ligne d'arrivée. Mais la version dévoilée le 1er juin ne fait toujours pas l'unanimité auprès des experts qui y voient pourtant des progrès conformément au minimum requis, certains reculs par rapport aux versions précédentes, mais aussi et surtout des ambiguïtés dans le texte, qui restent en travers de la gorge dans un climat de suspicions hégémoniques. C'est dans ce contexte donc que l'Association tunisienne de droit constitutionnel et l'Association de recherche sur la transition démocratique, en collaboration avec Democracy Reporting International (DRI), a organisé hier à Tunis une table ronde réunissant une pléiade de professeurs de droit pour donner leurs avis sur les divers chapitres du projet de constitution. Désormais indirectement « partenaires » des députés dans la rédaction de la constitution à travers les multiples amendements apportés, les différents intervenants n'ont pas manqué de souligner, au début de leurs interventions, les améliorations et les points positifs, avant de s'attaquer longuement aux zones d'ombre. Ainsi, Iyadh Ben Achour lui-même déclare que « hormis quelques modifications devant nécessairement toucher le texte, nous pouvons féliciter le peuple tunisien pour sa nouvelle constitution ». Il y voit un texte « satisfaisant dans son ensemble qui assouvit toutes les aspirations pour le respect à la fois des droits humains et de la culture islamique ». Quant à Saloua Hamrouni, professeur de droit public, la forme a bien évolué depuis la première mouture,dans le sens où « un effort » a été fait pour conférer une logique au texte en ce qui concerne les droits et les libertés. Dans le préambule, elle salue l'intégration du genre et la suppression de la « spécificité culturelle du peuple tunisien» en tant que limite à l'universalité des droits humains. L'article 35 du projet a également été jugé satisfaisant par Saloua Hamrouni suite à l'abandon des restrictions précédemment introduites dans les anciennes versions. Autant de satisfecit qui font dire à Salsabil Klibi, professeur de droit constitutionnel, que les appels à faire chuter l'ensemble de la Constitution « ne sauraient être la solution au bout d'un processus long et coûteux pour l'ensemble de la communauté nationale », même si elle admet que « la rue devra maintenir la pression sur l'ANC afin d'améliorer encore plus le projet ». Les dispositions transitoires sont à revoir L'éloge s'arrête là, car les experts vont s'attarder longuement sur les incohérences et les imperfections du projet, que résume Iyadh Ben Achour en deux points qui lui semblent essentiels avant d'envisager son examen en séance plénière. Le premier point concerne les dispositions transitoires, qui sont à revoir dans leur totalité. « Comment se fera concrètement le transfert du pouvoir actuel au nouveau pouvoir, ce qui est proposé par le chapitre 10 du projet de Constitution n'obéit pas à des règles juridiques bien connues, je propose qu'il y ait une commission qui réunit des membres de l'ANC et des spécialistes en droit constitutionnel pour revoir de fond en comble les dispositions transitoires qui, à les voir ainsi, peuvent être considérées comme telles », explique-t-il. Deuxième point soulevé par le professeur Ben Achour, c'est celui du déséquilibre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Clairement, il considère que hormis des cas théoriques bien précis (la dissolution du parlement en cas d'incapacité à former un gouvernement), le pouvoir exécutif (autrement dit le président de la République) n'a pas été doté de moyens suffisants pour remplir son rôle d'arbitre, tandis que le parlement, lui, dispose de diverses prérogatives lui permettant d'arrêter et de contenir les pouvoirs du président de la République. Amine Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel, abonde dans le même sens en prônant « un équilibre de la terreur » qui doit exister entre le parlement et le président de la République. « Dans le projet de constitution, nous remarquons que les outils de la dictature, autrefois aux mains du président de la République, ont tout simplement été transférés à la majorité parlementaire », conclut-il. Le professeur évoque une incohérence entre la volonté de faire du président de la République le garant de la continuité de l'Etat et les dispositions inscrites dans le projet, car en cas de dysfonctionnement de l'appareil législatif, le texte ne permet pas au président de la République la promulgation de décret-loi. Les droits et les libertés restent menacés par le futur législateur Bien que plusieurs améliorations aient été apportées au projet de constitution au fil des versions, il n'en demeure pas moins que certaines ambiguïtés laissent les experts perplexes. Saloua Hamrouni évoque notamment la question des droits des femmes qui peuvent être, selon elle, transgressés au nom de l'article 7 qui fait de la famille le « noyau essentiel de la société » Le professeur déplore également la confusion faite par le législateur à propos des libertés de croyance et de conscience avec la question de la protection des religions. « Les libertés de croyance et de conscience sont des libertés inaliénables contrairement à l'aspect religieux qui peut faire l'objet de lois l'organisant, l'idéal aurait été donc de les séparer en deux articles », explique-t-elle. L'article 33 du projet de constitution, a lui aussi fait l'objet de vives critiques de la part de Saloua Hamrouni, qui estime qu'il renvoie directement au débat actuel sur la loi dite d'«immunisation de la révolution». «Dans cet article, il y a un renvoi inconditionnel au législateur en matière de droit de vote et d'éligibilité, il aurait fallu limiter le pouvoir du législateur pour ces droits incontournables dans une démocratie», dit-elle. Autre bémol relevé par l'intervenante: l'introduction de l'article 48 qui explique que les droits et les libertés peuvent être limités par des lois sans pour autant toucher à l'esprit de la loi. Le problème, c'est que les limitations à l'intérieur des articles du chapitre des droits et des libertés ont été maintenues, ce qui risque de faire de la limitation «la règle et non l'exception».