Lorsque nous leur posons la question de façon directe, les experts constitutionnalistes admettent volontiers que le « projet de constitution » n'est pas aussi sombre et aussi médiocre que cela. Cependant, il n'est pas non plus « révolutionnaire » et, au final, certains professeurs, comme Saloua Hamrouni, ont l'impression « qu'on fait un pas en avant et deux pas en arrière » au fur et à mesure des versions. L'Association tunisienne de droit constitutionnel et l'Association de recherche en transition démocratique ont organisé une rencontre-débat dans laquelle elles ont proposé une lecture du projet marquée par une inquiétude à l'égard d'un «modèle sociétal que tenteraient d'imposer certains». (Voir notre édition d'hier) Une des critiques les plus récurrentes que les experts adressent au projet de Constitution, c'est son incohérence, notamment au niveau du préambule. Pour Yadh Ben Achour, le préambule, dans sa dernière version, est «éminemment politique», et certaines modifications semblent porter des empreintes de «décisions politiques», au point que certains ajouts sont complètement inadéquats. «Un expert ne peut absolument rien faire face à des décisions politiques, c'est une des raisons pour lesquelles je n'ai pas accepté de faire partie de la commission d'experts», dit-il. Slim Laghmani, professeur de droit public, voit en ce préambule une forte concentration de ce qu'il a appelé «un champ sémantique religieux» qui pèse et fait planer le doute sur la place accordée à l'Etat civil. «Ce n'est pas une critique en soi, mais il faudrait équilibrer le texte du préambule, pour qu'il n'y ait pas par la suite une mauvaise interprétation de la part des juges ou du législateur». A titre d'exemple de forte teneur religieuse, l'intervenant cite la référence aux «principes de l'Islam», un concept flou selon lui qui pose, encore une fois, des problèmes au niveau de l'interprétation que peuvent en faire certains. «Qui peut dire, aujourd'hui, quels sont les principes de l'Islam ? Est-ce que la polygamie en fait partie ? Il existe beaucoup d'écoles de pensée islamique, il faudrait donc préciser quels sont exactement ces principes», exige d'ailleurs Farhat Horchani Le constitutionnaliste Ghazi Gheraïri estime que le préambule traite du caractère civil de l'Etat presque de façon timide, même s'il rejoint ses confrères sur le fait que cette dernière mouture est nettement meilleure que les précédentes. D'un autre côté, Slim Laghmani estime que l'universalité des droits de l'Homme ne peut être relativisée ou atténuée même par l'invocation des «spécificités culturelles», comme ce fut le cas dans le préambule de la Constitution. Il ajoute également que les contradictions touchent même «l'égalité entre les citoyens», puisque l'article 72 du projet exclut les non-musulmans du droit à se présenter à l'élection présidentielle, ce qui, selon lui, est «un mauvais signal en direction des minorités», il faudrait laisser le peuple s'exprimer. Des droits pas toujours garantis L'évocation dans l'article 15 de la possibilité que l'Etat forme un groupe « paramilitaire » donne froid dans le dos, et dérange ces experts qui ne comprennent pas comment ce terme a pu s'incruster dans la Constitution. Slim Laghmani y va de son pronostic en supposant que le législateur fait référence aux forces de la douane (par exemple), qui ne sauraient d'ailleurs pas être assimilées à des groupes paramilitaires. Quoi qu'il en soit, tout le monde s'accorde à dire que ce terme devrait être tout bonnement supprimé. «“Le droit à la vie" consacré par l'article 22 du projet de la Constitution est lui aussi incomplet, du fait qu'il est conditionné par un “sauf dans les cas établis par la loi"» qui change tout et vide quasiment l'article de son sens. «Loin de faire un plaidoyer pour l'abolition de la peine de mort, je pense qu'il aurait fallu au moins préciser que les cas établis par la loi n'incluent pas les mineurs et les femmes enceintes afin de mieux encadrer le législateur et ne pas lui donner carte blanche», explique Slim Laghmani. Les femmes ne semblent pas non plus satisfaites des articles les concernant comme en atteste l'intervention de Hafidha Chekir, professeur de droit public, qui déplore qu'il n'y ait absolument aucune référence au Code du statut personnel, dans un climat de tension où certaines voix s'élèvent pour remettre en question la Cedaw (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes) ratifiée par la Tunisie. « La constitution égyptienne est en avance en comparaison de ce qu'on nous propose en Tunisie », lance-t-elle. Une allergie au droit international C'est l'idée développée par Farhat Horchani, professeur agrégé en droit, à la lumière des articles qu'il a pu examiner dans le projet de Constitution. Selon lui, le législateur, croyant «naïvement» pouvoir se donner la possibilité de s'affranchir des conventions ratifiées, ne les a pas mentionnées. «Nous ne pouvons pas ne pas respecter les conventions internationales, et ce même si la Constitution du pays signataire ne les respecte pas», explique-t-il. La limite d'âge est une invention bénaliste Jurant qu'il a écrit cela bien avant la polémique qui enfle autour de la candidature de Béji Caïd Essebsi, Amine Mahfoudh, professeur spécialiste en droit constitutionnel, pense que c'est «aller contre la volonté populaire» que de fixer une limite d'âge ou d'ailleurs toute autre limite. «Même en ce qui concerne l'âge minimum, je suis favorable à l'âge de la majorité», poursuit-il. D'un autre côté, et c'est beaucoup plus une réflexion personnelle qu'une critique objective de la Constitution, Amine Mahfoudh se dit favorable au scrutin uninominal à deux tours (plutôt que le scrutin de liste) lors des élections législatives. Il ne manque pas de critiquer non plus la presque « impossibilité » pour le président de la République de dissoudre l'Assemblée nationale puisqu'il ne peut le faire qu'au cas où un gouvernement n'aurait pu être formé. Pour Néji Baccouche, Professeur à la faculté de Droit de Sfax, il y a «du bon» dans le texte dans le chapitre qui traite du pouvoir judiciaire, telles que l'immunité accordée au juge, la compétence exigée, la réglementation des mutations ou encore la possibilité de demander des comptes aux juges. Toutefois, certains articles sont à améliorer. A ce titre, il appelle à ce que le Conseil supérieur de la magistrature soit composé en majorité de magistrats élus et que le quota des « profanes » soit diminué. Bien qu'il salue la réforme de la justice militaire, Neji Baccouche appelle les constituants à se mettre au diapason des normes internationales en retirant les crimes contre les droits de l'Homme commis par des soldats, du champ de compétence du tribunal militaire. Loin d'être totalement noir, le projet de Constitution devra être encore une fois révisé par les constituants dans l'espoir de devenir réellement «une des meilleures constitutions au monde».