Par Brahim Oueslati J'ai suivi avec beaucoup d'attention les positions des principaux partis politiques concernant la situation en Egypte, ainsi que les commentaires et les analyses de certains « stratèges ». Ce qui se passe actuellement au pays de l'une des plus anciennes civilisations au monde est un véritable séisme, avec, d'une part, une mobilisation populaire sans précédent pour faire tomber un président démocratiquement élu, et, de l'autre, une armée toujours aux aguets qui s'est rangée du côté des manifestants, accédant à leur principale revendication, déloger Mohamed Morsi. Entre le réajustement d'une révolution qui a dévié de ses objectifs et le coup d'Etat militaire, toute position intermédiaire serait superflue. Mais gageons que la suite sera très difficile à gérer et espérons que nos frères Egyptiens sauront faire prévaloir le langage de la raison pour dépasser cette épreuve. Mais la question qui taraude les esprits chez nous, le scénario égyptien pourrait-il se produire en Tunisie ? Disons-le d'emblée, un tel scénario est très risqué et il est difficilement imaginable. L'Egypte n'est pas la Tunisie et la Tunisie n'est pas l'Egypte et, malgré l'existence de points communs, la situation diffère sur plusieurs plans. D'abord, et contrairement à son homologue égyptien, le président Moncef Marzouki n'a pas été élu au suffrage universel mais porté à la présidence par l'Assemblée nationale constituante et ses prérogatives sont tellement limitées qu'elles ne l'autorisent pas à prendre des initiatives ou des mesures qui engagent le devenir du pays. De même qu'il pourrait être débarqué sans fracas, par 109 voix seulement. A son tour, le gouvernement tunisien, bien que disposant de larges pouvoirs, est une émanation de la Constituante et se trouve, de ce fait, comptable devant elle, puisqu'elle pourrait être dissoute et ses membres renvoyés par une majorité simple. Cette même assemblée, élue le 23 octobre 2011 pour élaborer et adopter une nouvelle Constitution, se trouve aujourd'hui tirée à hue et à dia et en proie à de vives tensions internes et aux querelles de clocher, ce qui a fortement écorné son image et l'a discréditée auprès du peuple. Malgré cela, elle continue, tant bien que mal, à entretenir l'espoir d'accoucher au forceps de l'une des « meilleures constitutions du monde ». Son président, médecin de son état, devra, dans ce cas, pratiquer une épisiotomie pour faciliter l'accouchement. Sur un autre plan, l'armée égyptienne a, de tout temps, été la garante de la pérennité du régime et ce, en plus de son rôle d'assurer l'intégrité du territoire et la protection des frontières. Depuis la révolution de juillet 1952 qui a conduit au renversement de la monarchie, et avant l'élection de Mohamed Morsi, ses quatre prédécesseurs sont issus de l'armée qui continue à fournir de nombreux ministres et hauts responsables de l'administration. On dit même que depuis des milliers d'années l'armée égyptienne protège le peuple et s'est toujours rangée de ses côtés. Alors que l'armée tunisienne, « bouclier de la patrie et défenseur de l'honneur du pays », n'a jamais trempé dans la politique et, mis à part l'ancien président Ben Ali, aucun de ses hauts gradés n'a fait partie d'aucun gouvernement depuis l'indépendance du pays. De même que depuis sa création en juin 1956, elle n'a jamais été à l'épreuve d'une guerre. Dieu soit loué. Et si pendant les événements de décembre 2010 et de janvier 2011, elle s'est rangée du côté du peuple, elle n'a pas eu la tentation du pouvoir, comme l'a affirmé son chef d'Etat major. Et il est difficile de pouvoir imaginer le contraire. La comparaison entre les deux pays ne s'arrête pas là, puisque l'élite politique égyptienne est de loin plus mûre et plus rassurante. Avec des leaders charismatiques et de renommée mondiale, l'opposition avance des propositions concrètes et rassurantes de sortie de crise et a une grande capacité de mobilisation et d'encadrement de la population. Son élite intellectuelle est, à son tour, mieux aguerrie et jouit d'une certaine autorité morale, ayant réussi tout au long de l'histoire récente du pays à structurer les différentes pensées, littérature, culture, science...Sur les cinq prix Nobel arabes, quatre sont Egyptiens (A. Sadate et M.Baradai pour la paix, N. Mahfoudh pour la littérature et A. Zewaiel pour la chimie), le cinquième prix de la paix est allée à Y.Arafat. Passe pour la justice qui a toujours su garder une certaine distance avec le pouvoir en place même au plus fort des crises et les médias qui jouissent de beaucoup plus de professionnalisme et d'impact. Pour ces raisons et pour d'autres encore, le scénario égyptien me paraît intransposable en Tunisie. Cependant, les différentes composantes de la société, formations politiques, société civile et médias, ne doivent pas lâcher la pression sur le gouvernement et l'Assemblée constituante pour les amener à recadrer leur politique et mieux finir le travail. La troika au pouvoir et à sa tête Ennahdha se doit de privilégier le dialogue constructif et réaliste avec tous les partenaires et éviter de tomber dans l'arrogance et la suffisance en nous chantant, à chaque fois, une légitimité, celle des urnes bien sûr, mais qui signifie aussi le respect du mandat que le peuple lui a donné le 23 octobre 2011. Arrogance assortie parfois de menaces ! Un peu plus d'humilité ne nuit pas mais elle serait, au contraire, signe de bonne volonté. Et si plusieurs voix s'élèvent pour appeler à la dissolution du gouvernement et de l'Assemblée nationale constituante c'est parce qu'elles ont épuisé toutes les autres voies, y compris un savant dosage entre la légitimité populaire et la légitimité consensuelle qui a prévalu pendant la première transition. Car la légitimité consensuelle demeure le levier fondamental de tous les pouvoirs et de toutes les institutions, notamment en périodes de transition démocratique. Si l'on veut, bien sûr, éviter de tomber de Charybde en Scylla *. Un scénario catastrophique. *Dans la mythologie grecque, Charybde et Scylla étaient deux monstres marins auxquels on a associé deux dangers maritimes. Entre l'Italie et la Sicile: Charybde était le tourbillon du détroit de Messine et Scylla symbolisait un récif très dangereux du même détroit. Ainsi, lorsque l'on évite Charybde on tombe tout de suite sur Scylla. D'où l'utilisation de cette expression: "tomber de Charybde en Scylla" pour dire que l'on échappe à un danger pour affronter un autre encore pire.