En licenciant deux membres de l'Instance provisoire de la magistrature, dans un contexte déjà critique, l'exécutif vient de mettre à mal le processus naissant et si fragile de l'indépendance de la justice Lundi 14 octobre et alors que le pays et son administration fonctionnaient en mode Aïd, le ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou, procédait, discrètement et efficacement, à d'importants changements aux postes stratégiques de l'Instance provisoire de la magistrature. Deux membres de l'instance, Khaled El Barraq, inspecteur général au ministère de la Justice, et Ennouri El Qtiti, président du Tribunal immobilier, sont, inopinément et sans préavis, révoqués et appelés à d'autres fonctions. Cependant que sur de simples notes de service, le ministre procédait à pas moins qu'un mouvement partiel dans le corps de la magistrature suivant lequel il nommait Taha Lamine Bergaoui inspecteur général au ministère de la Justice, Fatma Ezzahra Ben Mahmoud, présidente du Tribunal immobilier, Imed Derwiche, président du Tribunal de première instance de Tunis, et Hdhili Manaï, directeur du Centre d'études juridiques et judiciaires. Mouvement judiciaire de routine ? Sûrement pas pour la présidente de l'Association tunisienne des magistrats qui, le soir même, dénonça l'incongruité, la sournoiserie et l'illégalité d'une mesure touchant au cœur d'une instance censée garantir l'impartialité des magistrats et leur indépendance vis-à-vis de l'exécutif. Une instance sans domicile fixe et sous haute pression Entrée timidement en activité en juillet dernier, l'Instance provisoire de la magistrature n'est pas à son premier écueil. Créée après de longues hésitations dans le cadre de la loi du 2 mai 2013 avec pour objectifs d'assurer protection, impartialité et indépendance au corps de la magistrature (en gérant les nominations, les mutations, les avancements et les mesures disciplinaires), elle vient au mois de septembre dernier de traverser difficilement sa première épreuve. Pour Ahmed Rahmouni, président de l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la justice, l'instance a subi « de fortes pressions matérielles et morales » à l'occasion du dernier mouvement retardé des magistrats pour la nouvelle année judiciaire 2013–2014. L'instance a, elle-même, fait part des difficultés qu'elle a rencontrées pour bénéficier d'un local et de l'infrastructure minimale lui permettant de recueillir les informations relatives au corps de la magistrature, notamment en l'absence de la coordination nécessaire avec les autres institutions judiciaires sur le plan des données informatiques. « Le dernier mouvement des magistrats est loin de refléter l'indépendance de la magistrature. L'échelle de l'ancienneté n'a pas été respectée dans tous les cas et, d'une façon générale, la structure de l'ancien régime a été conservée sauf pour quelques cas, a précisé le président de l'observatoire, ajoutant qu'il y a eu parfois des considérations très personnelles qui ne répondent en rien aux besoins du service ni aux critères de la compétence ou de l'ancienneté...». «Une mesure grave, illégale, héritant des pratiques du passé» Les révocations et les nominations effectuées ce lundi de veille de l'Aïd relèvent, selon le président de l'Observatoire, d'une toute autre échelle de gravité. La première gravité vient du caractère stratégique des fonctions touchées. Outre ses membres élus, l'instance compte en effet cinq « grands magistrats » nommés auxquels le grade et la fonction confèrent un pouvoir et un ascendant certains. Le premier président de la cour de cassation, le procureur général de la République, le procureur général aux affaires juridiques au sein du ministère de la Justice, l'inspecteur général au sein du même ministère, et le président du tribunal immobilier. Pour Ahmed Rahmouni, l'importance des fonctions touchées (faisant partie du groupe des sept grands magistrats) ne masque en rien les considérations personnelles qui ont profondément motivé ce mouvement. Les deux magistrats révoqués, persécutés sous le régime de Ben Ali, ont certes été désignés par l'ex-ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, mais, quelle que soit leur prestation, rien ne justifie la décision soudaine et unilatérale de leur révocation. Quant aux personnes concernées par les nouvelles nominations, elles ont en commun d'avoir appartenu aux magistrats proches et privilégiés de Ben Ali. « Le nouvel inspecteur général est celui-là même qui assurait nos interrogatoires sous la dictature. Toutefois, aussi bien pour la présidente de l'Association tunisienne des magistrats que pour le président de l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la justice, le mouvement se caractérise plus gravement encore par sa démarche et sa nature même. L'instance dit non au non-droit « Avec un message clair de soumission du corps de la magistrature au pouvoir exécutif et un but politique avoué, la loyauté et le boycott du processus lent et précaire de l'indépendance de la justice, la décision du ministre relève du non-droit et de l'incompétence du ministre», expliquent Kalthoum Kennou et Ahmed Rahmouni. Les dernières révocations et nominations constituent une nette violation aux articles 7 et 14 de la loi fondamentale portant création de l'instance et précisant ses spécialités et ses compétences. Ces articles interdisent au ministre de la Justice de prendre des décisions unilatérales concernant les mouvements du corps de la magistrature et annulent en conséquence les anciennes dispositions sur lesquelles le ministre s'est basé. Trois jours après un mouvement qui la touche au cœur même de ses finalités, l'instance qui a jusque-là gardé le silence, vient, au terme d'une réunion, longue de plusieurs heures, de décider la non-application des notes de service et de garder les magistrats concernés par les révocations et les nouvelles nominations à leur place. Les magistrats nouvellement nommés et portés à des fonctions supérieures feront-ils pencher la balance d'une justice indépendante sur le privilège strictement personnel ? Et quelle position adoptera désormais le ministère de la Justice ?...