Le nouveau modèle de développement doit tenir compte des attentes de la classe moyenne Qu'est-ce qu'on entend par classe moyenne? En fait, il n'existe aucun consensus sur une définition uniformisée de la classe moyenne. Les économistes ont consacré, depuis le début des années 1990, des efforts considérables pour mesurer et caractériser la classe moyenne. Ces efforts ont abouti à plusieurs définitions assez différentes d'un pays à l'autre mais qui s'entendent sur le fait que la classe moyenne est composée d'un groupe d'individus dont le revenu est égal ou proche du revenu médian de l'ensemble de la population. D'autres économistes définissent la classe moyenne sur la base d'intervalle de revenus. Plusieurs économistes américains considèrent qu'un individu appartient à la classe moyenne si son revenu varie entre 60% et 225% du revenu médian. Dans d'autres pays, on utilise des seuils absolus (c'est-à-dire en se référant à un montant d'argent: par exemple 500 et 1.000 DT) de revenus pour définir la classe moyenne. Les personnes dont le revenu se situe entre ces deux bornes sont supposées appartenir à la classe moyenne. Toute tentative d'identification de la classe moyenne repose nécessairement sur des hypothèses et des jugements d'ordre éthique qui guident nos choix d'une définition particulière. Ce choix aura des conséquences immédiates sur plusieurs aspects des politiques d'assistance sociale, la santé, l'éducation, etc. A titre d'exemple, le débat actuel sur la réforme des subventions à l'énergie en Tunisie nécessiterait également l'identification de la classe moyenne à cibler et protéger des effets négatifs de l'augmentation des prix de l'énergie. Dans notre pays, on a besoin de lancer un débat national sur la définition de la classe moyenne, car il s'agit d'un choix de société. Toutefois, si je m'aventure à avancer des chiffres, je dirais que la classe moyenne en Tunisie est composée de familles dont le revenu varie entre 1.350 et 5.000 dinars par personne et par an, au prix de 2013. Que reste-t-il de cette classe aujourd'hui? Il est difficile de juger ou évaluer objectivement l'évolution de la taille de la classe moyenne ces trois dernières années en l'absence des enquêtes actualisées sur la consommation ou les revenus des ménages. Personne ne pourra avancer des chiffres à propos de l'évolution de la pauvreté, les inégalités et l'effritement de la classe moyenne. Toutefois, mes recherches antérieures, basées sur l'exploitation des enquêtes de consommation auprès des ménages entre 1980 et 2010, ont montré une diminution assez significative de la taille de la classe moyenne, en particulier entre 2005 et 2010. L'effritement de la classe moyenne se reflète par une augmentation de la bipolarisation des revenus ou encore l'augmentation de la distance entre les revenus des riches et ceux des pauvres. Concernant la tendance récente, et comme je l'ai mentionné auparavant, on ne peut se prononcer objectivement même si l'inflation excessive qui frappe particulièrement le panier de la classe moyenne, la persistance du chômage, et la polarisation du marché de travail suggèrent un effritement de la classe moyenne et par conséquent une bipolarisation accrue des revenus. Les couches moyennes, moteur de l'économie nationale, seront touchées par la politique d'austérité, quelles précautions à prendre afin d'éviter l'effondrement total? La classe moyenne constitue un élément crucial pour le maintien de la stabilité politique, la promotion de la croissance économique et le renforcement de la cohésion sociale. Plusieurs études économiques soutiennent qu'une classe moyenne large est associée généralement à une forte croissance économique, un niveau d'éducation plus élevé, une meilleure couverture sanitaire et par conséquent un meilleur état de santé de la population. Le déclin de la classe moyenne dans un pays constitue une menace sérieuse pour la croissance économique et la stabilité sociopolitique, car cette classe renforce la confiance dans les instituions de l'Etat et stimule l'investissement. L'élargissement de la classe moyenne renforce et alimente le sentiment d'identification entre les individus qui se sentent assez proches dans leur statut socio-économique, et seront en mesure de coopérer et de former une opinion politique commune. Enfin, la classe moyenne pourrait être considérée comme un tampon entre les attitudes politique extrêmes des riches et des pauvres. Les couches moyennes trônent au centre des stratégies politiques des pays qui résistent encore à la crise économique mondiale; quelle place occupent ces classes dans la politique tunisienne depuis la révolution? Comme je l'ai mentionné auparavant, la classe moyenne joue un rôle politique important et contribue à la stabilité socioéconomique. Avant janvier 2014, la classe moyenne a joué un rôle déterminant dans la réussite de la révolution en s'alliant aux classes pauvres, soutenant leurs revendications et encadrant ses mouvements de protestations. D'ailleurs, cette alliance peut être considérée comme un signe de l'appauvrissement de la classe moyenne avant la révolution et ses inquiétudes quant à son futur. Après la révolution, cette classe continue à jouer un rôle important en défendant le modèle de société existant, préserver les acquis de la femme, combattre le terrorisme et s'opposer aux réformes qui vont à l'encontre de ses intérêts socioéconomiques. Le nouveau modèle de développement doit impérativement tenir compte des revendications de cette classe et exploiter au mieux ses capacités humaines et financières. La réussite de la transition de la Tunisie vers la démocratie est intimement liée à l'implication de toutes les couches de la société et en particulier la classe moyenne dans un dialogue inclusif. En Tunisie, les couches moyennes sont de plus en plus nombreuses, mais souvent paupérisées, le pays est plus dépendant qu'autrefois; quels seraient selon vous les fondements ou encore les bases d'un projet social plus égalitaire? Je pense que le mot clé est «la lutte contre les inégalités d'opportunité». La Tunisie doit mettre en œuvre une politique cohérente pour lutter contre toutes les formes d'accès inégal à l'information, l'éducation, la santé, le marché de travail et les opportunités d'investissement. Les circonstances exogènes (hors de son contrôle : ses origines, l'éducation de ses parents, etc) d'un individu ne doivent en aucun cas déterminer ses capacités à accéder à un emploi ou influencer ses conditions de vie. Aussi la lutte contre le chômage des jeunes devrait être placée à la tête de l'agenda politique du pays. Les dividendes de ces politiques seront rapidement reflétés dans une société plus égalitaire et plus riche.