`Seul pipier en activité à Tabarka avec un collaborateur, un jeune décide de reprendre l'affaire familiale et de remettre au goût du jour un savoir-faire voué à l'oubli Dans son atelier à haut plafond de taule, Anis Bouchnak, 30 ans, fabrique un produit emblématique de Tabarka: la pipe. Avant lui, son père et son grand-père utilisaient les mêmes machines pour produire des pipes entre les mêmes murs. Dès 1970, ils étaient les premiers à Tabarka à proposer des produits finis. «D'une certaine manière, mon grand-père a volé le métier. Il montait sur une échelle et observait les employés travailler la pipe par la fenêtre», raconte Anis. En 1967, le grand-père est allé à Saint-Claude, dans le Jura, pour chercher des machines. Il avait notamment rencontré un vieux pipier, qui refusait de lui vendre son usine. «Quand mon grand-père est rentré, bredouille, la femme du pipier l'a contacté et lui a proposé de revenir. Les machines étaient disponibles, le vieux pipier était mort». Anis a toujours baigné dans la bruyère et les pipes. Il a appris les ficelles du métier grâce à Abdessalem, maître-pipier, qui travaille à l'usine depuis 28 ans. Avec lui, il a décidé depuis peu de reprendre l'affaire familiale, en berne depuis plusieurs années. De la bruyère à l'ébauchon L'atelier est sombre et poussiéreux. Seules la machines sont éclairées par des lampes Anglepoise. Dans une des pièces de l'usine, des ébauchons sont jalousement conservés, à l'abri des regards. «Plus ils prennent de l'âge, plus ils ont de la valeur». A l'origine des ébauches de pipe, il y a la bruyère arborescente. Pour être exploité, ce buisson doit avoir au minimum 40 ans d'âge. On coupe le tronc et les racines, puis on en extrait un bulbe, appelé broussin. «Afin de les protéger de l'humidité et éviter qu'ils ne s'éclatent, on met les broussins fraîchement extraits sous terre». Toute la matière première provient de la région. La première zone exploitée par la famille est Aïn Snoussi. «40 ans après, on y revient. En fait, on essaye de ne pas extraire les broussins toujours du même endroit, pour laisser le temps aux arbustes de repousser». Quand les broussins arrivent à l'usine, ils sont grossièrement ébauchés. «Un minimum de 4 à 5 années d'expérience est nécessaire pour réussir cette étape. La découpe doit mettre le plus en valeur le motif de la chaire». Les pièces obtenues sont par la suite conservées sous une couche de feuillage et arrosées deux fois par jour. Quand tous les broussins ont fini d'être découpés, les ébauchons sont ébouillantés à 100°C pendant 18 heures. «Il faut que la température reste constante. Si ça chauffe trop, c'est fichu. Donc on doit surveiller tout le temps de l'opération». Après quoi, les ébauchons sont mis au séchage. «Ils sont entreposés sans toucher le sol et retournés régulièrement, comme du fromage. Ils vont s'aérer et devenir plus légers». Mise en forme Le travail de l'ébauchon commence par le perçage du foyer, là où brûlera le tabac une fois la pipe achevée. Pour ce faire, Anis utilise une machine qui date de 1908. «A l'origine, il n'y avait pas de moteur. Mon grand-père en a installé un pour faciliter le travail. Sinon il faut une deuxième personne pour faire tourner la manivelle». On perce par la suite un trou pour pouvoir introduire le tuyau d'acrylique et un autre, de plus petit diamètre, où on placera le filtre. À l'aide d'une mèche encore plus fine, un trou est percé (à l'aveugle) jusqu'au fond du foyer. «Une fois que tout cela est prêt, je fais le vide dans ma tête, je m'installe devant ma machine et je commence à imaginer une forme pour ma pipe». Une fois actionnée, la machine fait tourner une sangle à toute vitesse. Celle-ci sert à râper la chaire de la pipe. «Je travaille comme on travaillait il y a 60 ans. Ce n'est pas très facile. J'aimerais investir dans d'autres machines, mais pour le moment, je suis un peu restreint financièrement», confie Anis. «J'aime bien quand même travailler avec ces machines, ça fait plus artisanal, même si je produis moins que d'autres pipiers». Au contact de la sangle, l'ébauchon dégage une odeur de bois brûlé. Selon le jeune maître-pipier, chaque pipe dégage une odeur différente, et celle qui «pue» le plus aura le meilleur goût. Après la râpe, la pipe passe à la carde pour être lissée. Là encore, Anis utilise des machines du début du siècle dernier. «Des fois, les machines cassent et pour retrouver les pièces de rechange, c'est presque impossible. Donc on rafistole comme on peut, ou alors on fait fabriquer ce qu'il faut chez le tourneur». Finition La peinture est la dernière étape de fabrication de la pipe. «Je fais un mélange de peinture ou bien, quand la pipe est claire et qu'il n'y a pas de défaut, je l'enduis avec de l'huile d'olive». Après séchage, le surplus de peinture est éliminé. La pipe est ensuite polie pour la faire briller. «Il y a d'autres traitements que je peux faire, mais ce sont les secrets du métier et c'est ce qui fait la spécificité de mes pipes». Anis a des clients tunisiens et étrangers. Chaque année, il vend entre 300 et 400 pipes, dont le prix varie entre 25 et 3.500 DT. «La valeur est définie selon la qualité du matériau, la forme de la pipe et le motif qu'il y a dessus». Les plus recherchés, semble-t-il, sont les motifs «flamme» et «œil de perdrix». Pour l'instant, Anis doit, en plus de la fabrication de pipes, continuer à réparer des ordinateurs pour gagner sa vie. En dépit de toutes les difficultés, il compte poursuivre son activité. Ce qui n'était au début qu'un défi est devenu une passion, impossible de s'en passer.