De la réparation au pardon, le Maroc et le Portugal en guise d'illustration... « Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé»... Ou « le pardon libère l'âme, il fait disparaître la peur. C'est pourquoi le pardon est une arme si puissante ». A travers ces deux phrases, l'«icône mondiale de la réconciliation », Nelson Mandela, avait résumé sa vision de la justice transitionnelle, après avoir libéré son peuple du régime de l'apartheid et renoncé à toute vengeance contre la minorité blanche (les Afrikaners et les Anglo-sud-africains), laquelle était derrière son emprisonnement durant vingt-sept longues années. En Tunisie, dans la soirée de samedi dernier, le tant attendu projet de loi organique sur la justice transitionnelle a finalement été adopté par l'Assemblée nationale constituante. Cet évènement, qui vient s'additionner à la désignation, à l'issue d'une négociation marathon, de Mehdi Jomaâ comme futur chef de gouvernement, constitue aux yeux des acteurs de la société civile tunisienne, les juristes et responsables gouvernementaux, un important point d'inflexion vers la concrétisation des objectifs de l'étape transitoire. Car ce projet de loi organique a prévu la mise en place d'une instance qui porte le nom « Vérité et Dignité », pour rétablir la vérité, déterminer les responsabilités et identifier les victimes et leurs bourreaux. C'est dans cette dynamique que la Coordination nationale indépendante de la justice transitionnelle (Cnijt) a organisé, avec l'appui de plusieurs organisations nationales et internationales (Pnud, Haut commissariat des droits de l'Homme de l'ONU, etc.), du 17 au 19 décembre 2013 à Tunis, un colloque international sur le thème : «Entre histoire et mémoire : les violations des droits de l'Homme en Tunisie (1956-2013)». Mais qui dit processus de justice transitionnelle dit détermination objective et scientifique des violations commises. Or la logique dit que, pour réussir un tel chantier, il serait intelligent de s'inspirer des expériences qui ont précédé la nôtre. Cette réflexion a été traitée, hier, lors de la première séance du Colloque dont le thème était : « Repenser l'histoire et la mémoire en période de transition – expériences comparées : Portugal, Pologne, Afrique du Sud et Maroc) sous la présidence du militant des droits de l'Homme, l'avocat Ayachi Hammami. Pour ce qui est de l'expérience marocaine, selon Mme Naïma Benwakrim, chargée de mission au Conseil national des droits de l'Homme marocain (Cndh) et ancienne membre de l'Instance « Equité et Réconciliation » du Maroc (IER), cette dernière a été créée en janvier 2004, «afin d'établir la vérité à la question des violations contre les individus et les groupes et de formuler des recommandations portant des propositions de mesures destinées à garantir leur non répétition, et à restaurer la confiance dans la primauté de la loi.» Rappelons que cette instance a disposé de 23 mois pour examiner une période de 43 ans, période de référence couverte par son mandat et qui s'est étendue du début de l'indépendance du pays en 1956 jusqu'à 1999. « Malheureusement, cette Instance a fait face à plusieurs défis, dont essentiellement l'absence de données et le manque de documents sur cette époque. L'histoire de la politique au Maroc a toujours été écrite à travers les déclarations officielles des gouvernants et des acteurs politiques. C'étaient toutes des lectures politiques, sans aucun fondement scientifique », souligne Naïma Benwakrim. Elle ajoute : « Les quelques documents qu'on a traités n'étaient pas complets et il nous était impossible d'en tirer profit... D'autre part, l'Instance a fait face à d'autres difficultés. Par exemple, elle a organisé un colloque scientifique pour dévoiler le rôle de l'Etat dans les violations des droits de l'Homme à cette époque. Mais, dès que les travaux de ce colloque ont été publiés dans les médias marocains, l'Instance a été critiquée de tous bords. Les critiques disaient qu'il n'était pas dans notre mission d'écrire l'histoire. Pour eux, cette tâche incombait aux historiens et aux académiciens. Ces critiques ont même émané de partis politiques, qui étaient pourtant victimes de la répression exercée par l'Etat à cette époque. Ainsi, l'Instance s'est contentée de collecter les données et d'organiser l'archive, dont les éléments ont été remis par la suite au Conseil consultatif des droits de l'Homme (l'actuel Conseil national des droits de l'Homme marocain (Cndh), dispositif national ayant pour tâche d'assurer le suivi et la mise en œuvre des recommandations de l'IER ». Les archives manquent à l'appel D'autre part, Mme Benwakrim a pointé du doigt l'état des archives (des services secrets, de la police politique et de l'institution militaire) : elles étaient en très mauvais état. « L'instance n'a pas pu tirer profit des archives qui étaient mises à sa disposition. Ce qui a poussé l'Instance à faire une recommandation en vue de mettre en place une loi spécifique aux archives, qui a été adoptée ces dernières années, et de réorganiser les institutions chargées des archives», indique-t-elle. De son côté, M. Jorge Sampaio, ancien président du Portugal et directeur de l'Alliance des civilisations, a mis en relief l'expérience portugaise à travers la révolution des Œillets, le 25 avril 1974, qui a mis fin à la dictature du régime de Salazar. Lors de son allocution, M. Sampaio a commencé par rendre hommage à Mohamed Bouazizi, « qui, en s'immolant par le feu il y a trois ans jour pour jour, et avec son cri de désespoir ultime, a déclenché un large mouvement politique de protestation contre l'exclusion, la marginalisation et l'oppression». M. Sampaio précise que la justice transitionnelle n'a duré que deux ans, « entre 1974 et 1976», laissant place, par la suite, a des élections démocratiques libres et la mise en place d'un régime parlementaire pluraliste de type occidental. « Pour que la société puisse se donner un avenir, il faut que la justice transitionnelle, avec sa panoplie de mesures, joue son rôle pendant cette période charnière de changement (...) Un excès de mémoire sème la rancœur, entretient le besoin de vengeance et rend impossible la réconciliation entre la passé et le présent. Mais pas assez de mémoire témoigne d'un mépris pour la douleur d'autrui et nous enferme dans une attitude de déni qui ne fait qu'augmenter les risques de répétition d'un passé dans tous ces crimes...». Ainsi, toujours selon Jorge Sampaio, la première période de transition démocratique au Portugal était sujette à des tiraillements entre les mouvements contre-révolutionnaires menés par les secteurs conservateurs (les défenseurs de l'ancien régime) et les mouvements progressistes dominés par la gauche révolutionnaire (politique et militaire). Assainissement à grande échelle En gros, le processus de la justice transitionnelle au Portugal, qui a duré deux ans, a affecté les institutions, les élites et même le secteur privé. La plupart des mesures punitives contre les élites et les collaborateurs de l'ancien régime ont été prises pendant cette période. Et, donc, avant la création des institutions démocratiques. En somme, le pouvoir judiciaire a joué un rôle mineur. Parmi les mesures prises : la criminalisation de l'appareil répressif, incarnée par la police politique (la fameuse Pide/DGS), la dénonciation publique de la dictature, la dissolution des institutions et la démission des administrateurs de sociétés privées. « Ainsi, deux commissions ont été mises en place, l'une compétente pour les poursuites pénales contre les agents de la police politique et l'autre destinée à l'assainissement de la fonction publique (...) Ne furent épargnés que 42 juges sur 500. Ces procédures ont été arrêtées en 1975. Entre 1976 et 1990, beaucoup de fonctionnaires renvoyés ont été réintégrés suite à une politique moins axée sur l'exclusion et misant plutôt sur l'intégration. Pour le cas des agents de la police politique, 6215 poursuites ont été engagées, 1099 cas ont été jugés et 60% des cas ont bénéficié d'un non lieu. La plupart des peines appliquées n'ont pas dépassé les 6 mois de prison (70% des dirigeants, 72% des personnels techniques supérieurs et 78% des personnels techniques inférieurs). Seuls 5,5% des accusés ont été condamnés à des peines supérieures à 2 ans. En ce qui concerne les agents informateurs, seuls 5,2% ont été condamnés à des peines déjà accomplies», conclut M. Sampaio.