Par Hamma HANNACHI Ces derniers temps, dans des médias, il a été beaucoup question de frontières. Hasard ? Arte, France Culture, Histoire traitent chacun à sa façon et selon ses spécialistes de cet épineux et infini sujet qu'est la frontière. Il faut remonter au XVIIe siècle, au traité de Westphalie -1648, qui opposait les Pays-Bas, la France, l'Espagne, le Saint- Empire germanique et la Suède, pour découvrir la naissance des Etats-nations et l'établissement de frontières. Celles-ci changeront dans les siècles suivants, selon les puissances. Le partage, le morcellement, le traçage, comme on le devine, ne furent pas de tout repos. Cela s'est fait au cordeau entre les diplomates et les puissances, lesquelles quittaient les systèmes dynastiques au profit des Etats-nations. Des siècles plus tard, la notion de frontière prit un autre tournant, moins rigide, plus mobile. On est au XIXe siècle. En ces temps, les puissances coloniales se partageaient les territoires d'Afrique et d'Asie. Là, on traçait les frontières au petit bonheur. Là, l'esprit n'est pas délicat ni précautionneux, on est loin de la Poméranie, du Piémont ou de la Haute Alsace du traité de Westphalie. Là, les frontières sont méandreuses, comme strangulées, exactes, négociées. Elles ne pouvaient pas se faire autrement. Ici, en Afrique, on coupait à la hache selon les volontés, les tractations des colonisateurs anglais et français en tête, d'où le grand nombre de frontières rectilignes, qu'on dirait coupées à la scie électrique. Les autorités suprêmes faisaient peu de cas des tribus, des ethnies, séparaient sans ménagement, sans raison. Elles prenaient décisions et décrets par intérêt, sans tenir compte des singularités historiques, antiques et tribales. Je te cède ce grand territoire en échange d'une petite ouverture sur la mer, tu me donnes les régions forestières contre un fleuve, etc. En Asie, la division de l'Inde est un exemple éminent qui reflète les calculs, le cynisme de ces politiques coloniales. Les guerres qui s'ensuivirent (Inde, Pakistan, Bangladesh) ne sont que les conséquences de ces séparations. Dans ce cas, on pouvait faire les choses autrement. Solange Chavel, philosophe, est invitée à s'exprimer sur la frontière dans l'émission Philosophie (Raphaël Enthoven) sur Arte. Et ça commence bien. Une phrase d'Isaac Newton en incipit « Les hommes construisent trop de frontières et pas assez de ponts ». Comme si le physicien mathématicien prédisait le pire pour les hommes. Car, de nos jours, on constate sans difficulté que le phénomène de séparation entre les hommes ne fait que s'accentuer. Notre siècle, malgré la mondialisation, l'intensification des échanges commerciaux entre pays et entre populations, malgré la densité des communications, ne fait que renforcer les frontières et séparer les uns et les autres. En Tunisie, pays d'émigration, nous avons vu avec horreur, consternation et indignation les rafiots des Harragas échouer en mer, ou dans la petite île de Lampedusa, transformée en symbole des malheurs des déshérités. Des spectacles honteux dans la Botte, à la mémoire courte, puisqu'elle-même, quelques décennies plus tôt, était pauvre et encourageait ses bras à partir tenter leurs chances aux Amériques et ailleurs. L'Italie berlusconienne est allée loin, criminalisant tout candidat à l'immigration clandestine, une loi répressive et inefficace dite loi Bossi-Fini, dénoncée et remise en question (octobre 2013). Qui de nous n'a pas constaté la fermeture graduelle des frontières ? Les pays européens se renferment comme une huître à l'intérieur des leurs. Les files d'attente devant les consulats des pays européens sont un préambule du chemin de croix. S. Chavel fournit des exemples sur la création de frontières artificielles. Elle cite le cas des anciens pays, inventés de toutes pièces par l'URSS : le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Kazaghstan... Des Etats-nations nés à partir d'un découpage arbitraire. On évoque la tentative avortée de division de la Turquie (Traité de Sèvres-1920). On verra aussi des résidences privées, interdites aux étrangers aux Etats-Unis. Le philosophe et animateur Raphaël Enthoven va plus loin, il montre, carte de la ville de Paris en main, l'histoire du découpage de la capitale française, la création des portes, du périphérique, etc., selon les périodes historiques, selon les périodes d'acception ou d'exclusion de l'autre. Dans cette émission, fort captivante au passage, on voyage, d'Europe en Afrique, d'Asie en Amérique, du petit au plus grand territoire, avec des cartes géographiques et des preuves renforcées par des citations de Rousseau et d'autres philosophes encore. La frontière sous toutes ses latitudes. Pourtant, on attendait l'avis de l'animateur et son invitée pour évoquer l'exemple le plus frappant, le plus patent, illustratif de l'exclusion de l'autre : un cas actuel qui montre à merveille l'arbitraire de la frontière. Vous avez deviné, il s'agit d'Israël et ses voisins. Un sujet lourd, un tabou ? Pourtant, une minute aurait suffi, sans même montrer le mur de la honte qui sépare. Une carte montrant l'évolution, l'expansion et la dilatation des frontières israéliennes s'étalant de 1948 à nos jours aurait prouvé aux téléspectateurs sur quoi se fonde une frontière et comment elle évolue. Qui sait, une autre fois, dans une autre émission.