Par Azza Filali La Constitution, votée il y a quelques jours, réserve son article 42 à la Culture. Il y est stipulé que le droit à la culture est garanti, tout comme la liberté de création culturelle, laquelle est encouragée par l'Etat. Voilà de bien belles phrases. Encore faut-il les traduire dans la vraie vie, celle où les jours se suivent et (souvent) se ressemblent. Si le droit à la culture est vraiment garanti, de quelle culture s'agit-il déjà ? Est-ce celle des festivals qui reviennent sonner leur gong de spectacles-défouloirs pour un public avide d'animation et de diversion et souvent peu exigeant quant à la qualité ? Les festivals abondent, donnant à la culture une dimension d'attroupement auquel manque l'effort. Le seul effort à faire est de se déplacer, acheter un billet puis entrer s'installer pour consommer un menu connu d'avance. Si on limite la culture aux lieux dits culturels, qu'en est-il de ces lieux et de leur rendement ? Comment peut-on évaluer objectivement le degré de fréquentation de tels lieux ? Pour cela, il faudrait disposer, dans les régions urbaines, du nombre de bibliothèques, de librairies, et de leur taux de fréquentation. Il faudrait également savoir de quelle subvention disposent les maisons de la culture et quel programme annuel elles établissent. Il faudrait enfin connaître le nombre, l'activité et le taux de fréquentation des cinémas et théâtres dans les principales villes du pays. Si on restreint ces interrogations aux trois grandes villes, à savoir Tunis, Sousse et Sfax, force est de constater l'extrême pénurie des infrastructures culturelles. Le Grand-Tunis ne possède pas plus d'une quinzaine de librairies, une douzaine de salles de cinéma, trois théâtres (dont un vient d'être attaqué). Lorsqu'une salle de cinéma est rénovée, cela est compté comme un évènement culturel en soi. Les librairies sont des lieux de recueillement, mais seuls les employés s'y recueillent car ce genre de lieux est le plus souvent désert. Le Tunisien, pressé comme un citron par la vie chère, trouve les livres hors de prix ; mais même du temps où la vie était moins chère, qui prenait le temps de lire des livres ? Les salles de cinéma proposent le plus souvent des films au rabais. Parfois, un film tunisien tient l'affiche pendant quelques semaines, avec une affluence modeste. En quittant la pénombre d'une salle où une cinquantaine de spectateurs ne suffisent pas à chauffer le lieu, on est surpris par la densité des passants qui arpentent les trottoirs de l'avenue Bourguiba ou s'agglutinent devant les vitrines des boutiques. Avec la période des soldes, les manifestations culturelles sont encore moins courues. Peut-être faudrait-il solder la culture, proposer des réductions de 20, puis 50 et enfin 70% sur les ouvrages et les spectacles, présenter des pièces de théâtre dans les lieux publics, tenter d'intéresser les rares citoyens qui franchissent le seuil d'une librairie, en leur proposant des ouvrages au prix abordable... Sans doute faudra-t-il revoir les programmes du secondaire et du supérieur, y inclure obligatoirement des humanités pour que les sciences dites exactes ne dessèchent pas l'âme des élèves et des étudiants et qu'on puisse leur ouvrir des horizons d'interrogations. Pas uniquement des réponses et des recettes, mais aussi quelques questions... C'est que la culture est aussi, et avant tout, une atmosphère dans laquelle l'amour de la connaissance, le désir de toujours apprendre et se renouveler talonne les êtres. Force est de constater que, de ce point de vue, nos concitoyens sont d'une sérénité qui frise l'imperméabilité. Ayant accédé au diplôme qui leur ouvre la porte d'un emploi, ils en profitent pour ne plus ouvrir un livre, sauf un « machin qui détend pendant les vacances... », D'autres se contentent d'une lecture journalistique qui, doublée d'informations glanées sur les réseaux sociaux, leur permet d'être au fait des actualités ; ainsi, le peu de temps que leur laisse la vie ouvrable part en commentaires d'évènements qui changent tous les jours et leur suffisent pour carburer. La culture est une question de choix politique. Sans politique culturelle agissante, et en se limitant à organiser des festivals bien rôdés, la culture restera dans notre pays un vœu pieux. L'article 42 de la nouvelle Constitution a beau stipuler que le droit à la culture est garanti, encore faut-il que l'exercice de ce droit fasse l'objet de choix politiques précis, privilégiant l'appel à la culture, investissant les lieux culturels pour les dynamiser et les rendre attractifs. Mais l'enjeu essentiel de toute politique culturelle demeure le citoyen qu'il faut sensibiliser et interpeller de manière intensive et poursuivie. Peut-être pourra-t-on alors voir les êtres prendre le pli de « demander de la culture » et pas seulement de « consommer des festivals »...