L'école, socle de la République, résistera-t-elle ? Les élus venaient, après une vive polémique et amendement, d'adopter deux articles consacrant la neutralité et la qualité de l'éducation (16 et 38) dans la nouvelle Constitution. C'est à ce moment bien particulier que le professeur d'un collège à la Cité Ettadhamen a cru bon de tester ses élèves sur les «vertus morales» du député le mieux connu par ses frasques et ses crises d'hystérie au sein de l'Assemblée : Ibrahim el Gassas. Endoctrinement, bonnes intentions ou mauvais calculs simplement? Le parent d'un des collégiens soumis à cet examen réagit vivement. Il saisit les médias et dénonce un dérapage pédagogique dans l'école publique de la deuxième République. L'exaspération des parents n'est pas inédite. Cette affaire médiatisée cache la forêt de dérives constatées depuis la révolution : telle professeur qui recommande aux filles élèves de la neuvième année de se soumettre au futur conjoint. Tel instituteur qui appelle un jeune écolier en privé et lui dit : «Dis à ta mère de ne plus venir te chercher en jeans et de porter une robe longue». Tel élève qui boycotte les cours de dessins et de musique, car comportant une «offense» à l'Islam. «Un élève en septième année a refusé de prendre place à côté d'une fille. Il a préféré être exclu que de désobéir à la parole de Dieu», raconte Hajer Khanfir, enseignante à l'Ariana. «Qu'est-ce qu'on va enseigner aux enfants ?...» Les récits et les faits rapportés sur une conversion rampante de l'espace éducatif sont légion dans une société en ébullition. Le ministère de l'Education nationale a fait parvenir l'année dernière à tous les établissements scolaires une circulaire «pour le maintien du processus éducatif à l'écart des tiraillements politiques». «C'est parfois difficile de résister à des évènements qui nous ont terriblement secoués ces derniers temps», admet F.R, enseignante dans un collège à Ben Arous. «Le jour de l'assassinat du militant Chokri Belaïd j'ai laissé éclater ma colère devant les élèves». D'un état d'âme aux prises de position, aux examens de conscience... à l'endoctrinement... : l'intrusion du débat politique, identitaire et idéologique dans l'espace éducatif ne fait plus de doute. L'école, socle de la République, résistera-t-elle ? Le combat mené aussi bien par des professeurs que par des élèves pour imposer leurs doctrines et leurs choix politiques en milieu scolaire ferait-il de l'institution éducative un champ de ruines déjà que les critères internationaux en matière d'enseignement placent la Tunisie aux derniers rangs ? Alors même qu'après son amendement l'article 38 suscite encore critiques et autres appréhensions ? «Qu'est-ce qu'on va enseigner aux enfants ?, s'interroge Fawzia Charfi, professeur universitaire et militante. Qu'ils doivent être bien dans leur société ou qu'ils soient à l'image de ces pays arabo-musulmans qui excluent les jeunes dans la prise de décision ? Qu'est-ce qui est primordial pour eux : la défense de leur identité nationale, tunisienne ou l'enracinement dans une identité plus globale ? La formation de l'élève ne doit pas être considérée dans un contexte identitaire. Celle-ci doit être envisagée dans un monde en constante évolution, dans un monde complexe où triomphe l'esprit libre et critique». Aymen Ben Mahmoud, lycéen à Tunis, doute d'ailleurs que «l'attachement à l'identité puisse un jour lui garantir un diplôme et lui ouvrir les portes du marché de l'emploi». L'endoctrinement entre les lignes Lorsque la révolution a chassé l'ancien régime, l'attention s'est portée sur l'éducation. Parents et éducateurs espéraient sauver ce qui restait d'un secteur fortement sinistré. Des élus à la Constituante avaient appelé à la réforme des programmes qui glorifiaient l'image du dictateur et à l'introduction les principes de l'islam. «A ceux qui accusent l'école tunisienne de laïcité, je réponds que les préceptes de la religion sont enseignés aux élèves de la maternelle jusqu'au lycée depuis l'indépendance», rappelle Neïla M., institutrice à la retraite. Seulement voilà : est-il permis de faire passer entre les lignes d'une leçon ses convictions partisanes sous prétexte de l'apprentissage des valeurs islamiques ou encore des sciences ? « L'école est une valeur absolue qu'il faut respecter », souligne Raja Kouki, inspectrice des écoles préparatoires et des lycées. «Nous devons débattre de ce qui nous unit (valeurs du patriotisme, sens civique...) et non pas de ce qui nous sépare. Il faut éviter de parler avec les élèves de tout ce qui se rapporte à l'idéologie, à la politique, à l'identité. L'inspectrice ajoute qu'au-delà de la réglementation et des circulaires, l'attitude de l'enseignant est déterminante pour éviter les dérapage. «Il doit prendre de la distance et ne point afficher ses intimes convictions». Au gré des libertés, « nous assistons à une bataille entre professeurs et élèves. Le corps enseignant était habitué à des élèves obéissants et non politisés, ce qui n'est plus le cas maintenant». Il n'est pas rare que le professeur soit agressé verbalement lors d'une discussion. Le problème de l'identité n'ayant jamais été posé par le passé, il faut avoir désormais, selon Raja Kouki, les outils pédagogiques nécessaires pour tout maîtriser. «En tant qu'éducateurs, nous étions tous d'accord sur des principes généraux. Ces derniers sont actuellement chamboulés bien que la situation soit moins pénible qu'aux premiers mois de la révolution»... Et d'insister : «La démocratie, c'est de ne pas piétiner l'autre». «La démocratie et la République ne sont pas que des mots», souligne Fawzia Charfi. «C'est un exercice de valeurs et de respect de l'autre». A l'approche des échéances électorales, comment l'école pourrait-elle échapper au joug de l'ambiance politico-politicienne ? Comment redonner à l'institution éducative toute sa dimension et réinstaurer ses principes et ses normes ? La question reste en suspens surtout que l'on vient d'apprendre la création d'un parti islamique dénommé «La Zitouna», dont la seule vocation est « la promotion des valeurs éducatives et morales de la société tunisienne».