Ennahdha a-t-il pris Ben Jaâfar en otage ? En tout cas, l'initiative suscite une grande controverse Les acteurs du paysage politique et civil national ont beau suivre à la loupe les actions entreprises par Mehdi Jomâa depuis sa prise de fonctions, le 29 janvier dernier, pour savoir si elles sont conformes à la feuille de route du Dialogue national comme convenu lorsqu'il a été choisi pour accéder à la présidence du gouvernement. En parallèle, ils donnent l'impression de n'accorder aucune importance à ce qui se passe au sein de l'Assemblée nationale constituante. Ainsi, l'opinion publique a-t-elle été surprise de découvrir que pas moins de 20 projets de lois ont été déposés au bureau de l'ANC, avant l'investiture officielle de Mehdi Jomâa. Parmi ces projets de loi, figurent ceux relatifs aux mosquées, à Beït Ezzakat et à l'annulation de la ratification par la Tunisie de la convention internationale Cedaw ainsi que la révision de la loi sur les associations. Le problème est de savoir si le bureau de l'ANC va passer ces lois aux commissions parlementaires ou s'il va les bloquer conformément aux dispositions transitoires de la Constitution du 27 janvier 2014 qui privent les constituants du droit à l'initiative législative, exception faite des projets de loi ayant un rapport avec le processus électoral et principalement la future loi électorale. Nous avons soulevé la question auprès de certains acteurs du paysage politique, civil et de droit et sondé leurs réactions ainsi que leurs propositions. Notre but est d'éviter un imbroglio dont les conséquences pourraient porter préjudice au consensus auquel nos politiciens sont parvenus après tant de difficultés et de couacs. Les forces démocratiques appelées à se mobiliser Abderrazak Hammami, secrétaire général du parti du Travail patriotique démocratique, estime que «les constituants n'ont plus la compétence pour proposer de tels projets de loi dans la mesure où la Constitution, entrée déjà en vigueur, les en a privés sauf pour les projets en rapport avec le processus électoral. Il est clair que ces projets de loi visent à imposer un autre modèle de société et à islamiser la Tunisie, selon la conception des Frères musulmans. C'est la raison pour laquelle toutes les forces démocratiques attachées au projet de la société civile et déterminées à le renforcer, sont appelées à faire face, avec vigueur, à ces orientations. Au sein de l'Union pour la Tunisie, nous avons déjà évoqué cette question et nous considérons que ces projets de loi ne doivent pas passer. Tout simplement parce qu'ils sont contraires à la volonté du peuple». Hammami conclut : «Mustapha Ben Jaâfar, président de l'ANC, a le droit de bloquer ces projets de loi dans la mesure où les constituants qui les ont déposés, ont outrepassé les attributions qui leur sont conférées». Le consensus trahi Pour Lazhar Akremi, membre du bureau directeur de Nida Tounès, «le consensus dégagé par le processus du Dialogue national est trahi. Ces manœuvres montrent que les auteurs de ces projets de loi et ceux qui sont derrière eux n'ont pas compris que le consensus est avant tout une culture et non des documents qu'ont peut nier à tout moment». «Maintenant que ces projets de loi sont soumis au bureau de l'ANC, il faudrait trouver une solution. Qu'ils soient transférés au gouvernement. Au cas où il les adopte, l'ANC devrait les discuter et les proposer au vote. Toutefois, déposer de tels projets au moment où le pays cherchait un chef de gouvernement constitue une ruse de mauvais aloi et une tentative pour profiter d'une opportunité qui risque de ne pas s'offrir de nouveau». «Il est clair qu'Ennahdha a pris en otage l'ANC. Avec ces projets de loi, l'on comprend maintenant la déclaration de Ghannouchi dans laquelle il dit nous avons quitté le gouvernement mais pas le pouvoir», commente Néji Jalloul universitaire et militant de la société civile. «Si ces projets de loi ne sont pas bloqués à temps et retirés, le processus du Dialogue national perdra toute sa signification», s'empresse-t-il d'ajouter. Quant à l'opposition qui n'a pas encore réagi à ces projets de loi, Néji Jalloul est, on ne peut plus catégorique: «Notre opposition n'a pas de projet. Son seul projet était de débouter Ennahdha du gouvernement. Maintenant que le parti nahdhaoui n'est plus au gouvernement, nos opposants ne savent plus quoi faire. Au même moment, Ennahdha a déjà entamé sa campagne électorale. Ses responsables sont en train de commercialiser l'adoption de la Constitution comme étant leur réussite, alors qu'en réalité ils ont tout fait pour faire passer une Constitution, celle du 1er juin 2013, bloquée grâce précisément à la mobilisation de l'opposition démocratique et des associations de la société civile». Le flou parfait Sur le plan purement juridique, Amin Mahfoudh, expert international en droit constitutionnel, pense qu'il existe un flou total. «D'une part, indique-t-il, les constituants n'ont plus le droit de proposer des projets de loi, sauf dans les domaines relatifs aux élections, à la justice transitionnelle et aux instances issues des lois déjà adoptées par l'ANC. D'autre part, le chapitre relatif aux dispositions transitoires dans la Constitution donne à l'ANC le droit de poursuivre l'accomplissement de ces attributions législatives et de contrôle du gouvernement. Résultat, nous nous trouvons face à une Constitution qui peut être violée par l'Assemblée qui l'a adoptée». «Toutefois, le dernier mot revient au bureau de l'ANC qui a toute la latitude de faire passer les projets de loi en question ou de les ranger dans ses tiroirs», fait-il remarquer. «Sur le plan politique, conclut Amin Mahfoudh, je ne pense pas que Mustapha Ben Jaâfar ait intérêt à chercher l'escalade avec Ennahdha qui est derrière ces projets de loi».