Vendredi dernier était le 18 mai : sur mon agenda mental, j'avais inscrit en grosses lettres que je devais me rendre à la librairie Art Libris à Salammbo pour la présentation d'un poème signé Moëz Majed : il s'agit d'un texte qui vient d'être publié accompagné de calligraphies de Nja Mahdaoui, le tout dans une édition de luxe, on peut bien le dire... Pourquoi diable le jour J a-t-il fallu qu'une voix intérieure me chuchote sournoisement : «N'oublie pas ton rendez-vous de demain !» A quoi une autre voix répondit illico : «Mais non, je n'oublie pas : les mauvais tours de la mémoire, ce n'est pas pour moi !» Bref, il était écrit que, malgré mon intention résolue, je n'irais pas à cette rencontre. La providence a ses propres ressources pour parvenir à ses fins : elle sait bien profiter de quelques tracas passagers, d'un moment d'étourderie, d'une fausse assurance à laquelle on a la faiblesse de céder, pour faire ce qu'elle a décidé de toute éternité, en laissant croire qu'on est les seuls artisans de ce qui arrive... ou n'arrive pas ! Ce qui m'attirait dans cette rencontre en particulier, je me l'expliquais vaguement. Disons que ça devait certainement être lié au fait que le poème en question serait présenté par les soins d'une de nos romancières bien connues, dont je sais assez qu'elle entretient avec les mots de la langue française une relation de respect très sourcilleux... Oui, il devait y avoir comme une curiosité qui m'aiguillonnait en secret : comment notre Azza Filali, la romancière en question, allait-elle réagir à Gisants, ce poème de Moëz Majed où ce dernier fait résolument subir aux mots qu'il utilise des migrations sémantiques... des voyages vers l'Orient, peut-être... ? Et comment le jeune poète allait-il répondre face à ce mode de respiration des mots qui revendique des territoires aux contours d'une infinie mais subtile précision ? Il semble d'ailleurs, si mes informations sont exactes, que la librairie Art-Libris, en ce vendredi 18 mai, fut effectivement le théâtre de cette sorte de choc entre deux façons de vivre les mots : l'une sédentaire, l'autre plus nomade... Et, c'est bien connu, il est très difficile de faire cohabiter en parfaite harmonie ces deux modes. Mais, dans le même temps, chacun a à apprendre de l'autre. Comme le confie plus tard le poète, ce qui importe pour lui, c'est aussi la musicalité des mots, ou plutôt la résonnance entre le sens et la musicalité : c'est à partir de là que s'affirme tel mot dans l'élément du poème, avec sa pleine nécessité... La lecture de Gisants nous transporte, c'est vrai, dans un lieu où les mots se révoltent contre la loi du sens : peut-être aussi est-ce leur façon de faire signe vers d'obscures transgressions que de se laisser glisser eux-mêmes dans le jeu de la transgression du sens... Où allons-nous donc sur cette «mer pourpre» qui «rend grâce à la gloire du corsaire» ? Certainement pas en un lieu paisible où les mots gardent leur visage familier... Trop de souffrance en cet Orient, de l'orage aussi... Mais à travers ces mots qui se font violence, quelque chose se dit malgré tout : quelque chose qui n'eût peut-être pas pu se dire autrement... Il n'empêche : les mots ont aussi leur droiture... Ils supportent la violence, se prêtent aux tiraillements du poète qui fait jaillir d'eux des zones de sens inconnues... mais gare aux déchirements, qui pourraient les vider ! Le poète doit savoir jusqu'où aller loin, très loin, mais jamais trop loin !