Voilà des décennies que Pascal Engel explore le triangle Vérité-Croyance-Connaissance, et qu'il refuse de sacrifier la tour d'ivoire aux plateaux de télévision. De passage à Tunis où il a donné une conférence sur le thème «Science et religion», il a difficilement cédé à la tentation de l'actualité. Entretien. Vous soutenez, un peu à contre-courant, que la science et la religion devraient enfin s'accorder. D'où vous vient ce besoin de réconcilier deux sœurs ennemies ? Parce que les gens se querellent et souvent se tuent pour ça. Je dis simplement que si on a considéré que les méthodes de la science et les vérités de la religion sont compatibles, cela signifie qu'il y a un dialogue possible entre les deux. Cela suppose que les religieux vont être en mesure de lire plus facilement des ouvrages scientifiques plutôt que de les condamner. Inversement, les scientifiques vont être capables de regarder avec un œil moins critique et moins méprisant les religieux. L'important est de donner des sortes de critères par lesquels un tel accord serait possible. Ne me faites pas dire que les conflits et les campagnes féroces que les créationnistes mènent aux Etats-Unis contre les darwinistes, vont disparaître. D'autant qu'en face, vous avez le célèbre biologiste britannique Charles Dawkins qui écrit The god delusion (Pour en finir avec dieu). Ce qui correspond un peu à un ayatollah qui monte sur sa chaire d'Oxford pour prononcer une sorte de fatwa scientifique. Mon objectif est simplement de clarifier le sens des notions. Il vaut mieux purger une querelle qui existe, d'autant que ces querelles influent sur la vie quotidienne d'un ensemble de gens. Il suffit de prendre l'exemple des religions qui interdisent telle ou telle pratique médicale. Il en est de même dans le domaine de la philosophie politique. Prenez les querelles extrêmement prégnantes et fortes autour des normes vestimentaires. D'un côté comme de l'autre, les gens revendiquent des droits. Encore faut-il comprendre ce que droit veut dire. Mon travail va dans ce sens de clarification : où commence et où s'arrête le droit ? Dans votre classification des méthodes de fixation des croyances, vous parlez de «croyances scientifiques» au même titre que des croyances religieuses. En réalité, ce sont les querelles qui prennent spectaculairement le dessus. Pratiquement, le rapprochement est-il possible ? Je suis un peu pessimiste, il faut dire. On pouvait espérer que, du fait que la culture scientifique se diffuse de plus en plus, les choses évolueraient autrement. Il y a, certes, un progrès dans la culture scientifique, rien que par le biais de Wikipedia. Malgré ce progrès, les malentendus et les conflits persistent. Ils sont même plus répandus et plus avisés. Il ne s'agit pas seulement de conflits entre la science et la foi religieuse, mais il y a aussi toutes les querelles écologiques et autres... Il s'agit aussi bien en religion, en politique ou ailleurs, de gens mal informés qui, parfois, exagèrent le danger. Une bonne culture scientifique permettrait d'éviter un bon nombre de querelles. On aimerait pouvoir établir une sorte de dialogue entre les sciences et les religions. Cela dit, ma thèse est assez radicale : on parle bien de la même chose. Mon idée centrale est qu'il n'y a qu'une seule sorte de vérité. Si scientifiques et religieux discutent à propos de certaines propositions, (de l'existence d'un créateur intelligent infiniment savant et bon, ou des constantes cosmologiques), il vont discuter au niveau des arguments et non des vérités figées de chacun. Les dangers de la position relativiste, c'est qu'on dit que les choses sont aussi vraies pour les uns que pour les autres et qu'on est à égalité ; tu as ta vérité, j'ai la mienne. Le monde semble adhérer complètement à cette thèse qui implique un excès de tolérance, mais qui, d'un autre côté, enferme définitivement chacun dans son credo et sa vérité vraie, sans possibilité de dialogue et avec tous les risques de clashs. On peut imaginer un monde où tout le monde peut croire ce qu'il veut. Il y a un philosophe qui a inventé la machine à plaisir. Au bout d'un moment, il y a un clash : les plaisirs des uns ne pouvant pas être toujours compatibles avec les plaisirs des autres. Je dis au contraire qu'il faut dialoguer au niveau des arguments sur ce qui paraît crédible et acceptable et ce qui ne l'est pas. Cela me paraît actuel et pas du tout propre au domaine de la religion. Considérez-vous que la politique et l'idéologie se basent sur des croyances au même titre que les sciences et les religions ? Les croyances politiques et idéologiques ont certains points communs avec les croyances scientifiques et religieuses. J'ai établi plusieurs méthodes de fixation des croyances qui me semblent s'appliquer parfaitement aux idées politiques : la méthode de ténacité ; le fait de croire aux choses qui vous plaisent et à s'y tenir, la méthode d'autorité qui est de faire appel à l'autorité. Et il se trouve, en effet, que les croyances idéologiques et politiques sont le fruit de l'autorité. Mais, j'appartiens à la tradition classique des Lumières qui consiste à dire que les choses qu'on doit croire ne doivent pas être fondées sur l'autorité, mais sur la raison. Et c'est la base de la démocratie. Quelle est votre lecture de l'exacerbation et la radicalisation des croyances religieuses ? J'ai une vision assez sociologique. Il me semble que, bien souvent, c'est la condition économique et sociale qui est à la base de cette exacerbation. C'est la crise économique et la marginalisation de certaines catégories qui les rend plus vulnérables que d'autres à la propagation des fanatismes religieux. Les crises identitaires, les crises des valeurs, cela me paraît être des noms de quelque chose qu'il faut expliquer, et non des explications en elles-mêmes. Qu'est-ce que l'identité? C'est loin d'être clair et défini. Est-ce que l'identité est quelque chose qu'on est, ou qu'on croit être? Bien sûr que les gens ont besoin de s'identifier à une entité quelconque, mais ce n'est pas exceptionnel, ni spécifique à l'époque. Les phénomènes de diffusion des croyances et les conflits entre foi et politique ont toujours été là et il y a peu de chance qu'ils disparaissent de sitôt. Ce qui est éminemment nouveau, c'est la manière dont l'information se diffuse. Cela ne date que de 20 ans, mais cela change en profondeur les conditions d'exercice de la démocratie, les conditions de transmission et d'exercice des croyances religieuses. Les prédicateurs sur Internet, cela imprègne beaucoup plus de monde et beaucoup plus profondément qu'auparavant. Je ne suis pas du tout sûr qu'Internet, ce soit la démocratie... Qu'est-ce qui, selon vous, peut servir et desservir la démocratie ? L'un des meilleurs moyens d'affirmer la démocratie, c'est d'adopter l'attitude scientifique. La capacité d'avoir un esprit critique, la capacité de sentir la résistance de la réalité, d'accepter l'idée que ce que vous pensez puisse être faux, c'est la base de l'attitude scientifique. Même si l'attitude scientifique n'est pas la panacée, qu'elle est loin de satisfaire notre désir spirituel et notre quête d'émotions, elle reste encore le meilleur moyen de respecter les opinions des autres. A l'opposé des croyances religieuses, si on les comprend comme l'expression de la foi selon la méthode de ténacité, la méthode d'autorité ou la méthode a priori. Si le croyant religieux adopte un tant soit peu une attitude ouverte et critique —c'est très difficile, certes— il va chercher les raisons scientifiques de sa foi. Il ne va pas les trouver, mais il a une attitude positive en soi. Vous critiquez les philosophes médiatiques, «faux prophètes qui sacrifient la rigueur philosophique aux normes du journalisme» et continuez à défendre une philosophie analytique classique et distanciée. Le rôle des philosophes n'est-il pas aussi d'aider à expliquer l'époque ? C'est une illusion. Le travail du philosophe n'est pas d'expliquer mais de clarifier les pensées, de travailler sur la cohérence des idées qu'on a déjà. Il n'invente rien. C'est plutôt un clarificateur et un critique. La vulgarisation n'a rien de mauvais en elle-même, mais quand on la pratique, c'est souvent au détriment de la rigueur. Avec les conditions actuelles du journalisme, il devient impossible d'avoir une rigueur de pensée. Vous avez des philosophes qui parlent de l'amour, du bonheur, de la religion... Tout est vieux en philosophie. Ce qui est nouveau, c'est de faire monter la sauce et de sacrifier à des phénomènes de mode. On casse l'outil pour plaire au public. Je ne suis pas d'accord avec l'idée de Marx, que les philosophes ont passé suffisamment de temps à interpréter le monde et qu'il leur faut désormais le changer. Ce n'est pas le rôle du philosophe d'intervenir sur le monde. Et, comme il y a des philosophes qui se sont trop répandus dans les médias, il n'est pas mal, en revanche, de revenir à la tour d'ivoire. Si le rôle du philosophe est seulement d'approuver le présent, alors il aura sûrement de l'influence car, par définition, l'époque aime à se contempler elle-même.