14 janvier 2011 - 3 mai 2014. Entre informer et être dans l'air du temps politique et du buzz facebookien, les médias tunisiens mettent du temps à choisir... Humbles acteurs sociaux chargés d'informer juste et clair, les journalistes doivent-ils prendre l'initiative d'élever le débat ou se contenter, au nom d'un vague réalisme, de se faire le miroir de ses futiles méandres ? Trois ans et demi après la levée de la censure, le rôle des médias dans le débat public est doublement compromis par la forte implication des journalistes dans l'actualité politique et par la prédominance du débat politicien. Un état des lieux qui risque de peser sur la future campagne électorale et dont les raisons ne datent pas d'aujourd'hui. Une liberté à n'en plus savoir que faire Le 15 janvier 2011, dans la presse écrite et sur quelques plateaux de télévision, de jeunes journalistes s'inquiétaient : «Maintenant qu'on est libres, que va-t-on faire de cette liberté ? Que va-t-on dire ? Que va-t-on écrire ?!... » Pertinente pour les uns, absurde et insensée pour les autres, la question résume le désarroi évident d'une bonne partie du corps de métier face au double évènement que représentaient alors la chute du régime et la levée instantanée de toutes les formes de censure et de tous les interdits. Le tout en l'absence d'un récit plausible et d'une explication rationnelle des évènements. Peu de journalistes et peu de médias ont alors fait le travail préalable, celui de couvrir les quatre semaines de révoltes régionales, les manifestations et les répressions, celui d'enquêter sur la vraie nature de la contestation, les principaux acteurs, la police qui tire, les balles réelles... Un ratage de trop qui coûtera cher au paysage médiatique de l'après-14 janvier. Il renseigne amplement sur les dégâts subis par la profession. Les drames du secteur inondent l'actualité Les jours qui suivent la chute du régime, et alors que les évènements sécuritaires, politiques et sociaux se suivent et donnent une matière inédite et des plus denses, le regard professionnel, lui, est embué par les nuages internes du secteur. Le souci d'informer est durement entravé par une condition sinistrée. Une lutte pour la survie prend forme et elle a pour cadre les salles de rédaction, pour message la condition journalistique, pour émetteur les médias eux-mêmes et pour cible le grand public. Se réapproprier un corps de métier, un syndicat, des rédactions, un cadre juridique et institutionnel, créer des instances de régulation... Faire bloc et mettre des verrous. Question d'institutionnaliser une liberté anarchique encore précaire. Le secteur, profondément endommagé, est propulsé au-devant de l'actualité, avec ses querelles et ses ruptures, lui-même produit pervers de la dictature, lui-même acteur de la transition, lui-même moteur de la démocratie... Ce qui donne aux médias et aux journalistes une bonne raison de se mettre généreusement en scène, propres héros de leurs infos. Ils en oublient leur rôle initial, leur réserve vitale, leur humilité salutaire, leur neutralité. Ce combat a certes permis aux Tunisiens de saisir l'importance de la liberté d'expression et du droit à l'information. Faisant toutes les Unes et occupant de manière inéquitable le temps d'antenne, il a néanmoins biaisé le traitement ordinaire de l'information. Trois ans et demi après, l'actualité médiatique croise, moins souvent certes, mais régulièrement encore l'actualité politique, et crée l'événement. Dernier exemple en date, la rude controverse à laquelle se livrent les patrons des médias à l'encontre des cahiers des charges édités par la Haica. Des médias sans maîtrise sur l'actualité C'est avec cette posture ambiguë d'acteurs politiques et même de héros et de militants engagés que les médias s'attaquent à la transition démocratique, aux élections, au pluralisme politique, aux acteurs en lice, aux questions sécuritaires et économiques inhabituelles qui secouent le pays... La problématique du «quoi dire ?» semble s'être spontanément résolue, les médias ayant, dans leur majorité, choisi de tout dire... Mais, alors, peut-on tout dire sans faillir aux règles éditoriales du discernement et de la hiérarchisation des informations ? Comment avoir prise sur le flux de l'actualité ? Comment prendre l'initiative de tirer le débat vers l'essentiel ? Abedelkrim Hizaoui, directeur du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (Capjc), ramène tout à la fonction d'agenda des médias. «Si les médias se limitent à l'agenda politique des décideurs, ils restreignent gravement leur fonction essentielle et leur marge de manœuvre. Si, par contre, les médias ont l'ambition de répondre au droit du citoyen à l'information et de travailler sur la plus-value, il leur faut prendre l'initiative d'attaquer des sujets marginalisés et des questions occultées par les politiques. C'est la fonction d'agenda des médias qui leur dicte de suivre le buzz, les agendas des politiques ou de recentrer le débat sur l'essentiel et le prioritaire». Pour Maher Abderrahmane, ancien journaliste à la télévision tunisienne, aujourd'hui expert en déontologie, ce sont, plutôt, les moyens des médias et la compétence des journalistes qui déterminent le contenu. Le talk show, le royaume du politique et les terrains vierges du journalisme Depuis trois ans, les médias audiovisuels publics et privés semblent être acculés à un choix unique : l'indétrônable talk-show et son animateur vedette. Devant le flux d'évènements surgissant du désordre de la scène politique, économique et sociale, le débat politique s'impose comme un «genre salutaire», le seul qui donne l'illusion de gérer l'événement, d'informer et de décrypter en un seul temps... Croisant la soif de parole chez les nouvelles élites politiques et les vedettes médiatiques. Avec un grand absent : le journalisme de terrain, l'investigation. Le diagnostic du directeur du Capjc A. Hizaoui est sans détour : «Les talk-shows ne sont même pas bien maîtrisés. Ils sont improvisés. Ils se font avec les opinions et autour des opinions. Pas d'éclairages, pas de reportages, c'est avis contre avis, opinion contre opinion. Le citoyen lambda qui regarde ne s'identifie pas, ne se sent pas concerné. Le média ne joue pas son rôle basique de présenter faits et statistiques pour les confronter aux opinions». Pour l'expert en déontologie M. Abderrahmane, c'est toujours une question de manque de moyens et de compétences. «Le débat politique est un pur produit de la télévision facile (Easy television) qui ne nécessite pas de gros moyens, juste l'infrastructure existante (matériel, personnel contractuel...) et les invités qui répondent généralement à l'invitation pour faire passer leur message politique ou pour se faire connaître...» Contenu pas cher, largement servi et consommé, le débat télévisé, tel qu'il est pratiqué, continue à coûter bien des dérapages à la transition. Il est loin de répondre à l'exigence de liberté, de rigueur et de crédibilité des médias et au droit citoyen à l'information et à l'intelligibilité en démocratie.