Par Raouf Seddik Qu'aurait été la figure de Rimbaud s'il n'était pas parti, s'il n'avait pas quitté Paris avec ses cafés aux odeurs de tabac et d'alcool ? Ses salons où s'agglutinaient les professionnels de la rime et autres dandys du verbe ?... Oui, en un sens, il nous a privés d'une œuvre qui aurait grossi au fil des ans. D'autre part, l'art du poète est comme tout art : il gagne en dextérité, en précision, à mesure que l'âge accomplit son œuvre. Qui sait quel vin assagi nous aurait servi ce poète une fois que les jeunes ardeurs auraient cédé la place, chez lui, à une démarche qui aurait été peut-être à la fois plus mûre et plus sûre... Ils ne sont pas peu nombreux les poètes qui continuent de pincer la lyre jusqu'au soir de leur vie, sans que l'effet n'en soit affadi. Et pourtant, on ne peut s'empêcher de se heurter à une sorte d'évidence : non, Rimbaud n'aurait pas été Rimbaud sans ce grand départ, ce départ qui l'arrache à son monde et le voue, sur le sol africain, à l'aventure. C'est une même violence qui traverse son poème et qui lui fait trancher le lien qui l'attache aussi bien à sa famille qu'à son pays. Croire qu'on peut dissocier les deux, c'est se méprendre aussi bien sur le bonhomme que sur la nature et la portée de son œuvre. Le poète n'est jamais tout à fait lui-même, exposé au feu du ciel, sans ce retour aux sources d'une nature sauvage... Lui que les muses apostrophent brutalement, mais non sans tendresse, en le traitant de vil pasteur et d'opprobre des campagnes, si l'on en croit Hésiode, qui savait de quoi il parlait. Les troubadours, ces cousins naturels des poètes de l'Andalousie arabe, à qui l'on doit, avec les trouvères, les premiers mouvements de la littérature européenne post-romaine, c'est-à-dire médiévale, n'étaient pas sur les chemins en vertu d'un caprice de l'époque. Mais bien parce que les chemins, en ce temps de toute façon, permettaient de rompre avec les villes et de retrouver, dans sa profondeur, cet univers sauvage des campagnes. Il est vrai que, dans le cas de Rimbaud, le chemin qu'il prend l'emmène loin par-delà les mers et débouche sur le silence... Voici ce qu'écrit pourtant René Char à son sujet : «Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples. Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme ! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies. Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi». Ainsi, c'est « cet élan absurde du corps et de l'âme », qui fait du poète un «boulet de canon», boulet dont lui-même ne peut pas modifier la trajectoire, et qu'il doit bien plutôt laisser accomplir son œuvre de destruction contre tout ce qui entrave sa liberté : c'est cet élan, donc, qui trace le destin du poète. Et, dit Char, c'est ce qui fixe l'exemplarité de la « vie d'un homme »... Comme s'il appartenait au poète, dans l'accomplissement de son propre destin, de rappeler aussi à l'homme ce qui lui incombe en son existence, par-delà toute compromission dictée par la ville et ses lois. D'autre part, c'est dans cette fidélité à sa trajectoire, à son élan premier, que le poète, malgré ses départs, reste « à sa place », à l'image du volcan dont la lave, elle, se répand au loin, à travers l'étendue des flancs. A l'inverse, en demeurant loin de «l'enfer des bêtes, du commerce des rusés et du bonjour des simples», il s'expose au danger du renoncement insensible à ce qui constitue sa mission... Bref, à une mobilité fatale : celle qui l'éloigne de lui-même. Cette fidélité à soi du poète, pour René Char, correspond à une expérience de souffrance. Sans doute parce que le poète subit de plein fouet le contrecoup de ce boulet de canon qu'il est lui-même, dans son choc contre ce qui se dresse sur son chemin... Mais sa consolation lui vient de l'autre, du monde qu'il inonde de sa lave, puisque cette lave « apporte des vertus qui chantent dans ses plaies »... Et c'est précisément ce qu'il nous faut goûter dans les poèmes de Rimbaud. Comme sans doute dans ceux de René Char...