Vendredi et samedi derniers, une aura de voyage a flotté sur Sidi Bou Saïd. 25 poètes méditerranéens sont venus déclamer leurs vers et leurs visions du monde, sous le regard des curieux. Le week-end dernier, ce petit joyau de l'architecture arabe et andalouse, dont nous sommes si fiers, avait autre chose à offrir que ses cafés des délices, ses petits beignets chauds et sucrés, ses bougainvilliers qui escaladent les murs et ses promenades qui dominent Carthage et le golfe de Tunis. Il a offert une plate-forme à des poètes de la Méditerranée, pour dire tout haut les mots que l'on «panse» tout bas. Ce samedi où nous avons débarqué au festival, le temps était dégagé. Les gens avaient cette démarche particulière, celle des vacanciers aux rêves vivants. Sont-ils tous venus au village pour assister à l'évènement ? De la poésie dans les espaces publics ! Des idées, et pas forcément des revendications politiques à la clé, c'était à ne pas rater ! Un jeune violoniste qui n'a rien à voir avec le festival, à qui l'on jette des pièces pendant qu'il joue un morceau classique, c'est du jamais-vu chez nous. Ce jour-là, Sidi Bou Saïd était, à nos yeux, plus et autre chose. Au jardin des hauteurs Sidi Chebaane, la poétesse libanaise, Vénus Khoury-Ghata, se livre aux questions du public à propos de l'un de ses recueils intitulé «Où vont les arbres ?». Elle évoque la guerre du Liban, et s'étale sur les détails d'un grenadier qui a résisté aux tirs. Comment a-t-elle fait pour survivre à cette vision horrible des quartiers de Beyrouth éclaboussés de sang ? Ce jus rouge sur les murs n'est pourtant pas celui du fruit non défendu, symbole d'amour et de fertilité. La poétesse déclare qu'elle a échappé de justesse aux ténèbres, grâce à l'écriture. Elle écrit pour oublier que son mari est parti à jamais, oublier la déclaration d'impôts, les contraventions, les redressements fiscaux et l'insoutenable stress de Paris où elle a élu domicile après la guerre. Vénus Khoury raconte tout ça avec humour et dérision. Le public applaudit chaudement, émerveillé par l'intelligence de ses émotions. Un peu plus tard, au Café Amor, au milieu des gens en quête d'un été hésitant, la poétesse tunisienne Amel Moussa ouvre la séance «Harmoniques en liberté » avec des mots qui sentent le parfum de femme, qui révèlent l'imaginaire d'une enfant, un certain regard sur les hommes, les souvenirs d'une vieille demeure, et la peur du silence des dimanches... Le Grec Tasso Galatis reprend le micro pour nous lire ses poèmes écrits au hasard des rencontres, avec des personnages singuliers, peut-être bien des émigrés qui sont à la recherche d'un gagne-pain, ou des réfugiés qui veulent fuir la monstruosité des humains... Maria Joâo Cantinho, du Portugal, enchante son auditoire avec la musicalité de sa langue maternelle. On l'applaudit fortement une première fois, puis une deuxième après la lecture des traductions par l'actrice Hélène Catzaras et Amel Moussa, qui a bien voulu prêter sa voix. Les poèmes de Maria parlent de ces « choses simples qu'il y a dans la vie, et qui ne laissent pas d'histoire », de ces mots qui réveillent la voix et qui suivent la trace, de ces paroles qui souhaitent être dites et de la main qui doit écrire l'exacte traversée de la nuit. Le dernier poète à prendre le micro avant la clôture, en ce samedi 24 mai 2014, s'appelle Özdemir Ince. Il vient de Turquie. Mais ce dernier s'excuse de ne pouvoir lire ses poèmes parce qu'il a perdu ses lunettes de vue. On sentait le public franchement déçu. Combien cela aurait été agréable d'entendre parler turc ! Les Ottomans sont si à la mode ces derniers temps, de par leurs feuilletons et bientôt leur cinéma, puisqu'ils viennent juste de gagner la Palme d'or à Cannes ! En s'excusant avec un français cassé et la culpabilité d'un enfant qui vient d'avouer une bêtise, Özdemir Ince gagne d'emblée la sympathie du public. On l'applaudit très fort avant même de découvrir, à travers la traduction de ses poèmes, qu'il se pose une question fondamentale qui fait mal : « Qui suis-je, moi ? ». Combien de fois les citoyens du monde entier se sont-ils posé la même question ? Surtout quand les « vautours chauves »(*) se mettent à dévorer la poésie, l'art et les lendemains. «Voix vives de Méditerranée en Méditerranée », organisé par la municipalité de Sidi Bou Saïd, en collaboration avec l'association Libre Culture, fondatrice du festival en France, est une initiative à poursuivre. Rien qu'à voir les passants, encombrés de leurs enfants, qui s'arrêtent pour découvrir de quoi il s'agit et prendre des photos avec leurs téléphones mobiles, ce noyau dur, si longtemps gelé au fond de nous-mêmes, se met à fondre. Quoi de mieux que des poèmes, pour que la corde qui retient nos émotions, en cette période si dure de transition, cède enfin. (*) Les « vautours chauves » qui se nourrissent d'art et de lendemains est une expression empruntée à l'écrivain japonais Haruki Murakami.