Quels types de discours tenir face au terrorisme? La question d'apparence simple posée par l'Association Vigilance, l'espace d'une rencontre, contient toute la complexité d'un phénomène qui se nourrit et grandit du spectacle dramatique et des failles du discours politique, médiatique et autres qu'il produit. D'Al Qaïda à Daech (Etat islamique en Irak et au Levant), en passant par le groupe tunisien Ansar Echaria, le combat meurtrier visant l'installation de l'Etat religieux par la force des armes n'est pas viable sans les images et sans les discours développés face au désastre qu'il produit. Sa littérature abondante nous l'enseigne. Voilà des décennies qu'elle commençait à mettre du sang dans l'encre. Comment le dire sans le glorifier ? Alors, comment en informer sans le banaliser ou en faire l'éloge ? Comment le diagnostiquer sans le dramatiser? Comment en montrer les dégâts sans accorder à ses auteurs le satisfecit attendu ? Comment le dénoncer sans sacrifier la déontologie et la crédibilité au désarroi qui s'ensuit? Comment le gérer politiquement sans tomber dans l'instrumentalisation ou la négation? Comment concilier juridiquement entre le droit du terroriste présumé et le droit du peuple à la vie ?... L'espace d'une journée de réflexion, l'Association Vigilance pour la démocratie et l'Etat civil s'attaquait, le week-end dernier à Tunis, à un débat de grande acuité jusque-là reporté devant les effets de tsunami provoqués par la vague terroriste. «On pouvait débattre des futures élections si proches et si problématiques. Mais on a fait le pari risqué de s'attaquer aux différents types de discours développés autour du terrorisme en ce que ce sujet constitue la priorité des priorités : les élections ne mettront pas fin au terrorisme alors que celui-ci peut facilement les compromettre! « C'est à coups d'arguments forts que la présidente de Vigilance, Néziha Rjiba, alias Om Zied, ouvrait la rencontre, précisant que l'objectif de son association est moins d'en appeler à uniformiser ces discours qu'à les rationaliser et à trouver le juste ton entre ceux qui nient la gravité du terrorisme et ceux qui l'instrumentalisent. Les versets confisqués «Résistance, combat, jihad, sacrifice, martyr...». Pour Iqbal Gharbi, spécialiste en anthropologie des religions, les mots martelés par les groupes armés et les réseaux d'endoctrinement et de mobilisation sonnent comme autant d'appels irrésistibles auxquels les jeunes succombent systématiquement. « Ce discours savamment développé sur le mode de l'irrationnel porte en lui la négation de toute rationalité, de toute liberté et démocratie, voire de toute humanité : l'homme y perd sa valeur d'homme et s'y réduit à un simple instrument de violence programmé pour semer la mort et installer la terreur». Sami Braham, spécialiste du salafisme jihadiste depuis 2005 et actuel chercheur à l'Institut tunisien des études stratégiques, précise : «La moitié du discours jihadiste vient du Coran. Ceux qui adhèrent à l'idéologie jihadiste ont dans le Coran de quoi nourrir leur pensée, justifier leurs actes et légitimer leurs guerres... « Le Coran est-il pour autant un texte producteur de terrorisme», questionne le chercheur affirmant aussitôt que la stratégie jihadiste procède par une lecture parcellaire et sélective du texte et une confiscation méthodique des versets qui peuvent l'avaliser. La solution serait pour lui de «libérer le sens confisqué et de combler le vide investi par le discours terroriste en diffusant sur le même terrain que celui des jihadistes la lecture d'un islam des lumières». Face au terrorisme, le discours des hommes de la loi ne sonne pas moins péremptoire et moins crucial. Pour Kalthoum Kennou, magistrat, et pour Abdessattar Ben Moussa, avocat, président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, le traitement du terrorisme passe par une loi bien définie et bien dosée, par des avocats capables de garantir le droit de la défense en interaction avec les réalités du terrain, et des magistrats spécialisés en mesure de produire parallèlement aux sanctions un rôle de prévention et une interprétation des textes au cas par cas. Les hommes d'Etat face aux destructeurs de l'Etat Le terrorisme déroute le discours politique si éloquent sur d'autres questions. Entre ceux qui le justifient, ceux qui en nient la portée et ceux qui l'instrumentalisent, la cohérence continue à manquer aux acteurs de la transition. «Comment l'homme d'Etat doit-il se comporter avec ceux qui ne croient pas à l'Etat et à la démocratie», questionne le député Yad Dahmani qui dénonce la proximité idéologique et le négationnisme de certains acteurs autant que la volonté d'autres de pousser vers l'approche répressive du tout sécuritaire. A mi-chemin, le député propose, face au caractère international de la menace, d'inscrire la lutte nationale dans un plan régional. Le journaliste Youssef Oueslati, rédacteur en chef du journal Achaâb, a quant à lui interrogé les déclarations de cinq personnalités politiques à la recherche de l'unité, de l'harmonie ou de la cohérence introuvables contre ce qui devrait être un ennemi commun. Tous ont en commun de ne parler de terrorisme qu'occasionnellement et non dans une logique de vigilance et de suivi. Si le président de Nida Tounès, Béji Caïd Essebsi, en accuse la Troïka, Rached Ghannouchi l'instrumentalise dans le but de montrer qu'Ennahdha en est la principale victime et n'approche le phénomène que par le biais du préjudice politique qu'il porte à son mouvement et comme s'il n'avait aucune gravité en soi... Citant Hamma Hammami, Ahmed Nejib Chebbi et Moncef Marzouki, le journaliste conclut rapidement à l'absence de toute stratégie, tout diagnostic du réel et de toute volonté de traitement à travers leurs discours. Un théâtre qui se souvient et des médias pris au dépourvu De «Arab» en 1987 à «Tsunami» en 2013, en passant par «Khamsoun» qui mettait en scène un attentat-suicide dans une cour d'école et l'interrogatoire musclé qui s'ensuivait, l'actrice Jalila Baccar est venue avec un florilège de textes de pièces où le monstre nommé terrorisme s'est invité depuis la première heure. Avec cela d'émouvant et de passionnant qu'au fil des œuvres, le monstre s'est rapproché et les positions ont changé. L'artiste engagée Amel Hamrouni relate ce même changement de position qui la fera renoncer à chanter aujourd'hui encore la résistance et la mort au combat. Notions naguère révolutionnaires et héroïques, elles sont désormais récupérées pour donner la mort à l'autre. Autant le terrorisme a pu marquer le discours artistique, autant il semble surprendre les médias et les prendre au dépourvu. Néjiba Hamrouni, ex-prėsidente du Snjt, et Iheb Chaouch, journaliste à la chaîne de télévision publique, relèvent l'improvisation totale du discours médiatique autour du terrorisme et le gâchis qui s'ensuit, entre complicité élogieuse, inconscience et irresponsabilité. Est-on si loin d'un discours sans failles face à la faille du siècle? Absence d'une définition précise du terrorisme, d'un discours cohérent et rationnel face au phénomène, d'une alternative éducative et culturelle au discours de la mort qui continue de rallier les jeunes, absence d'une stratégie politique et d'une stratégie médiatique... Ce constat long et pertinent des défaillances qui a marqué le débat général a toutefois grand mal à coller à la spécificité des médias. Parler de stratégie médiatique globale contre le terrorisme c'est ignorer cette spécificité qui ne supporte pas d'orchestration extérieure et requiert seulement une planification et une réflexion internes propres à chaque rédaction. Pour les journalistes, l'actualité du terrorisme fait certes partie des terrains les plus ardus. Toutefois, ni plus ni moins que d'autres sujets problématiques, elle exige juste de la rigueur, du professionnalisme, un bon usage du code déontologique, une vive conscience de l'intérêt public et des lignes rouges.