Le terrorisme n'a pas surgi d'un angle mort en Tunisie : le 16 janvier 2011, Ben Laden adressait via Al Jazira un message de félicitations aux islamistes tunisiens. Pourtant, après trois ans d'escalades locales (dans notre édition d'hier) et internationales, et devant de sérieux pronostics, il continue à prendre de court et à diviser. Trois ans d'escalades, un lourd bilan, plus de mille arrestations, six cents affaires en cours... Et pas un seul procès à ce jour. Pas un verdict. Pas une vérité sur le visage du jihadisme takfiriste qui a sévi en Tunisie. Pas une définition, pas une législation qui ne soit controversée. Soit abattu lors des combats, soit fugitif, le «terroriste» tunisien est encore un mythe pourchassé. Pour croire à sa véracité, les Tunisiens attendent d'en suivre au moins le procès. Figure fantôme, celle de Gadhgadhi, tueur présumé de Chokri Belaïd, abattu la veille de l'anniversaire de l'assassinat de sa présumée victime. Quelques jours après, le dossier est refermé. L'énigme est entière. Une justice qui bloque Pour les six cents autres affaires en cours, pour les mille six cents recherchés, pour les trois cent quarante détenus et tous ceux qui se cachent derrière les chiffres officiels, la justice n'en dit pas plus. Secret d'enquête ? Menaces sur les magistrats ? Faiblesse de la loi ? Manque d'indépendance ? «Les juges d'instruction et les magistrats auditionnent jusqu'à des heures tardives au sein des tribunaux en l'absence de toute sécurité», répondait Soufiène Selliti, procureur adjoint du Tribunal de première instance de Tunis en charge des affaires du terrorisme et ex-porte-parole du ministère public, récemment limogé. Mais, le plus important pour l'ex-porte-parole est que «ces affaires doivent prendre tout le temps qu'il faut pour ne pas piétiner les droits et les libertés des prévenus». Le dernier argument du porte-parole est plus étonnant encore : «Nous n'avons pas que les affaires du terrorisme à traiter... Et tout compte fait, elles ne sont pas plus graves ni plus urgentes que le reste des affaires criminelles. C'est sur le crime ordinaire que devrait aussi porter l'intérêt des médias !» Selon une autre source du ministère public qui confirme l'argumentaire du porte-parole, la création du pôle judiciaire antiterroriste spécialisé devrait débloquer la situation, et surtout l'adoption du projet de loi contre le terrorisme et le blanchiment d'argent qui devrait amender la loi antiterroriste de 2003. Droits des prévenus et droits d'un peuple ou l'équilibre impossible Entre une loi controversée et une autre qui divise, la justice piétine et le crime terroriste profite de l'impunité. Encore en vigueur, la loi de 2003 est rejetée pour son manque de garanties relatives aux droits des suspects, à ceux de la défense et en raison du flou entourant la qualification du crime terroriste. Les mêmes critiques sont adressées par des députés de l'ANC au nouveau projet de loi. Samir Ben Amor du CPR, Monia Brahim et Néjib Mrad d'Ennahdha et Azed Badi de Wafa faisaient part, mardi 3 juin, lors de l'audition du ministre de la Justice de leurs craintes. «Ce projet risque d'être une reproduction de la loi de 2003 et un prétexte pour le retour de l'Etat policier, des arrestations arbitraires, des descentes policières, de la mise sur écoutes, de la violation du secret des correspondances et de la vie privée...». D'autres députés appellent à y inscrire les principes de l'amnistie, de la repentance et de la réintégration. Chargée de le préparer depuis novembre 2011, la commission technique ne l'a présenté à l'ANC qu'à la fin de ce mois de janvier 2014. L'équilibre inscrit dans les textes universels entre les droits des prévenus et le droit du peuple à la vie est-il si difficile à atteindre en Tunisie ? Tout porte à le croire tant que la question du terrorisme divise les Tunisiens et les prend de court. Autres divisions, autres improvisations sur les pronostics alarmants du retour des jihadistes de Syrie face auxquels il n'y a à ce jour ni législation ni stratégie sécuritaire. «Ce sont de redoutables bombes à retardement », qualifie Mazen Chérif, expert en affaires sécuritaires et militaires qui annonçait, il y a trois ans déjà, l'escalade terroriste telle que nous la vivons aujourd'hui.. «Ils ont l'intention d'organiser des attentats terroristes extrêmement dangereux». Retour des jihadistes de Syrie : repentance ou nouveau combat ? En réponse, le ministère de l'Intérieur semble avoir choisi la voie de la clémence : «Tout jihadiste tunisien ayant décidé de retourner en Tunisie, de rejoindre sa famille, de retrouver une vie normale et n'ayant pas du sang sur les mains, ne sera pas poursuivi et pourra rentrer chez lui». Déclarait en avril Ridha Sfar, ministre délégué chargé de la Sécurité nationale. Comment en être sûr ? Jeudi dernier, devant l'ANC, Lotfi Ben Jeddou, ministre de l'Intérieur, lance une autre tentative. Il demande à inscrire dans le nouveau projet de loi de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent un article interdisant aux jeunes de voyager dans les zones de combat. Comment l'appliquer ? Comment empêcher des jeunes de passer par Ras Jedir vers la Libye quand on sait que 80% de ceux qui partent au jihad empruntent cette voie ? Ils sont encore 2.000 jeunes Tunisiens originaires du Sud en majorité à camper entre Sebrata, Tripoli et Derna, écrit le journal «Libye Nouvelle» qui annonce leur proche retour... Avec le retour de ses «guerriers», en l'absence d'un cadre juridique, d'une stratégie sécuritaire, de brigades antiterroristes et en présence des complicités idéologiques et de blanchiment médiatique, la Tunisie risque sérieusement de devenir un sanctuaire pour jihadistes. Un lieu de retranchement et de combat asymétrique qui, en bénéficiant naturellement à ces derniers, risque de s'éterniser.