Dans un paysage préélectoral marqué par l'incertitude et l'opacité, les murs de Tunis affichent par endroits les enjeux d'une lutte partisane violente et polarisée. À contre-courant de la rumeur consensuelle ambiante...Quels messages ? « La Nida, la Watad, Ennahdha Ennahdha ilâ al abad !» (Ni le parti Nida Tounès ni le Parti unifié des patriotes démocrates, le parti Ennahdha pour l'éternité !), décrète en grosses lettres de peinture noire dégoulinante la première injonction de la ligne de graffiti qui anime la muraille longeant la voie ferrée de l'entrée sud de Tunis. On est loin de l'activisme graphique contestataire et des marqueurs linguistiques du 14 janvier revendiquant liberté, emploi et dignité. On est loin du cri déchirant des jeunes tagueurs Zwewla dénonçant pauvreté et marginalité. On est loin du street art pacifique, coloré, esthétique et péremptoire qui participait à la réappropriation de l'espace et de la parole... Loin de La Kasbah, du centre-ville, et de tous les murs qui, un peu partout dans le Grand Tunis et les villes de l'intérieur, ont peu à peu chassé le régime ancien et mis en mots la transition avant d'être en partie gommés au nom de l'ordre public et de l'hygiène de la cité. Ennahdha et le Front populaire jouent serré Ici, on est à Jebel Jeloud, banlieue natale de Chokri Belaïd, secrétaire général du Parti des patriotes démocrates, assassiné le 6 février 2013 suite à une accusation d'apostasie. Le fief traditionnel de l'extrême gauche si actif au lendemain du 14 janvier, si endeuillé et révolutionnaire à la perte de son leader, renferme en cet été 2014 une partie des dernières traces d'un activisme mural qui a de moins en moins droit de cité ailleurs. Pour l'Histoire, pour la Mémoire, il couve le souvenir tour à tour glorifié et malmené d'un martyr. « Il a vécu comme un grand homme, il est mort comme un héros!», « Lâche nahdhaoui, Chokri Belaïd ne peut pas être humilié ! « Repose en paix martyr, nous poursuivrons ton combat!»... Sur plus d'un kilomètre, avec une esthétique singulière, les tags se suivent, se contredisent, se discréditent, s'effacent ou se substituent les uns aux autres. Très vite, l'hommage au martyr, les revendications fondatrices de la révolution, les derniers graffitis affadis des Zwewla laissent la place à des messages élaborés de communication politique et de propagande partisane. Le martyr est un enjeu de taille. La version de son assassinat est détournée. Accusé de complicité, le parti Ennahdha vient greffer sa propre version: « Ils ont tué leur camarade et accusé Ennahdha de son assassinat, mais Dieu est avec Ennahdha !» Peu à peu, les messages s'éclaircissent et leur identité se détermine. Les jeunes du Front populaire et ceux d'Ennahdha se livrent un combat graphique serré dont les coups échangés se comptent au nombre des graffitis masqués à la bombe, qui réapparaissent à côté ou disparaissent derrière le message contraire de l'autre... « Le peuple veut la chute du régime! » est converti en « Le peuple veut la chute du Front populaire ! « « Un Front pour les hommes qui aiment la Tunisie ! » se transforme en « Nahdha pour les hommes qui aiment la Tunisie ! »... Le désaveu de Nida, la revanche de la gauche Au fil de la muraille, le ton monte. Le verbe frise la violence, trahit la tension et la polarisation. Le graffiti n'est plus l'acte de liberté ou le cri spontané de colère qu'il fut. Il s'inscrit de plus en plus dans une stratégie partisane de conquête de l'espace, de récupération ou de détournement du message, de négation de l'expression de l'autre. On est dans la « street politic », au centre d'un affrontement sauvage et sans merci! Les adversités prennent forme et se multiplient. Le mouvement Nida Tounès occupe le premier rang des cibles systématiques. Sous le couvert de l'anonymat mal assumé, le parti est désavoué et raillé. «Ni retour, ni liberté à la bande destourienne!», « Condoléances à Nida Tounès à l'occasion du 7 novembre ! », « Le peuple veut la chute de Nida ! » ... Et, s'adressant au président du parti, Béji Caïd Essebssi, ce serment : « Toi qui a dominé nos pères et nos grands-pères, tu ne nous domineras point ! » Et reprenant un tag de Zwewla : « Les révolutionnaires vous disent que ceux qui ont ri naguère de nos pères ne pourront pas rire de nous ! »... Quittant la banlieue sud vers le nord du Grand-Tunis, les tags se font rares et le ton des inscriptions encore en place change. Au Bardo, le souvenir du sit-in du départ est écrit en noir sur le marbre blanc du rond qui, il y a un an, contenait à peine la revanche de la gauche alors unie et la forte contestation qui a coûté son mandat au gouvernement de la Troïka et abouti à une version consensuelle de la Constitution. Dénonçant la fin de la légitimité, la confiscation du pouvoir, les assassinats politiques, ce mouvement se résume encore dans cette parodie renvoyée au poète national Abul Kacem Chebbi: « Nous sommes désolés, Abul Kacem, il a bien vécu en Tunisie celui qui l'a trahie !» L'impérissable actualité du Califat À quelques mètres du rond-point, une contre-offensive s'organise. Ses expressions murales : «Vive la Tunisie libre et islamiste ! », « Le Calife c'est le peuple et le gouvernant est celui qui applique la loi de Dieu, notre créateur est notre guide !» Pour ce faire, une union sacrée s'exprime : « Ennahdha, Tahrir, Salafia, unité islamique ! » et scande un fervent « Appel à la désobéissance civile !» pour une « Tunisie libre de tout, sauf de Dieu !» Ainsi, à contre-courant de la rumeur ambiante qui prépare l'opinion à un partage post-électoral convenu du pouvoir et même à quelque figure familière d'un président consensuel, les murs encore loquaces de Tunis restent engagés dans une rude compétition politique où la mouvance islamiste prend le dessus et marque des points. Alors que sur le terrain, le scénario d'un paysage préétabli est en passe de remettre en question l'utilité même des élections, les graffitis, eux, ne font pas de concessions, n'acceptent pas de compromis, ne respectent aucun silence. Et même si un mur est d'aventure nettoyé de son message et passé à la chaux, il y aura toujours un tagger pour inscrire cette singulière injonction : « Refais la peinture ! «