Elle est pétrifiée d'émotion, lorsqu'elle reçoit, un jour par la poste, une réponse de Simone de Beauvoir... Sous un soleil resplendissant qui annonce déjà l'été, un public est venu nombreux à la rencontre de Jelila Hafsia, samedi dernier à l'Agora. Si c'était uniquement pour passer un moment avec notre Jelila nationale, cela aurait suffit, mais, la militante à longueur de vie, la journaliste et écrivaine nous a gratifiés, en plus, du tome 6 de ses « Instants de vie »*, le dernier-né de la série chronique familière qu'elle publie depuis 2007. L'ambiance intimiste de cette cérémonie de présentation et dédicace de livre a été doublée par le charme de l'espace hôte, foisonnant de vie et de verdure de la belle cité qui surplombe la mer, La Marsa. Mohamed Ali Okbi, cinéaste et maître des lieux a été le premier à rendre hommage à celle qui « a marqué nos vies », celle qui a su transmettre son goût pour la culture et l'amour des gens, « d'ailleurs on n'allait pas à un lieu, mais chez Jelila, l'espace était chez elle, l'espace était elle » se souvient-il, reconnaissant. Jelila Hafsia est, comme tout le monde le sait, une pionnière dans le domaine. Depuis les années 1960, elle a été la première femme tunisienne, directrice de maisons de culture, club Tahar Haddad à la place pasteur, la maison de culture Tahar Haddad à la médina, et l'espace Sophonisbe à Carthage. Neïla Jrad, universitaire, militante et écrivaine, s'est chargée de présenter le livre et un pan de vie de l'auteure, de 1988 à 1992, en ces termes : « Ce Journal intime que Jelila Hafsia a tenu scrupuleusement, presque au jour le jour pendant plus de 50 ans, il faut reconnaître que c'est une performance, s'inscrit dans une tradition littéraire, le journal, peu usitée dans notre pays et dans le monde arabe en général. Sous cet angle, il constitue une innovation littéraire qu'il serait intéressant d'analyser ». Et une source inestimable d'inspiration et d'informations pour les historiens, les cinéastes, les romanciers...Des indications ici et là tracent la relation privilégiée, quasi fusionnelle qu'entretient Jelila avec son ouvrage et l'écriture. Elle écrit à ce propos : « Je ne peux plus me passer de ce journal. Il est mon refuge, une sorte de canne depuis tant d'années. Ce journal m'a aidée à mieux supporter mes moments de grande lassitude, les journées difficiles, mes émotions. Ecrire est un remède efficace ». En prenant le micro, Jelila Hafsia, avec son tact habituel et son bagout, remercie tout le monde « ceux qui l'ont accompagnée depuis toujours, ceux qu'elle a vu grandir, travailler, se marier ». Elle parle de son dernier ouvrage, un témoignage poignant et un miroir de vie qui reproduit des journées vibrantes d'événements, résumées en trois phrases, mais parfois plusieurs pages n'arrivaient pas à les contenir. Elle transporte son lecteur, en observatrice et actrice avisée, du récit d'une époque au domaine privé, qu'elle fait découvrir par touches et avec pudeur « un ami, une amie se reconnaîtra ». Différente, et elle l'assume Pendant les longues années Ben Ali, les années Kitch. Cette fameuse période « plate comme un trottoir de rue » dirait Emma Bovary, où le beau, l'art et la culture dérangeaient, Jelila Hafsia, n'étant pas une femme accommodante, a été inlassablement importunée. Ceci explique cela. Pourtant, à l'époque de Bourguiba, bien que bourguibiste et ne s'en cachant pas, elle n'était pas, non plus, du côté du système. On disait d'elle « toute la gauche est chez Jelila, par la suite, ce sont les islamistes qui vont chez Jelila », racontait-elle amusée. En fait, les parias, les stigmatisés pour leurs idées, pour leur différence, ceux que le conformisme politique et social chassait, trouvaient refuge chez elle. Sa magie opérait partout, à Tunis, à Londres, à Paris. Là où elle va, Jelila compte des ami(e)s et non des moindres. Elle n'avait pas de moyens pour les prendre en charge, plusieurs sont venus à leurs frais pour animer des rencontres avec le public tunisien. Elle parle du philosophe français, Michel Foucault, qui lui disait, « ne prends pas de taxi, là ou tu es je viens te chercher », ses amis français étaient étonnés, nous dit-elle, un brin fière. La force de cette femme qui représente, à elle seule, l'exception tunisienne, c'est d'avoir su, pu imposer un mode de vie libre et indépendant : « j'ai compris que le mariage n'est pas pour moi. Mariée, je n'étais pas bien, je ne savais pas pourquoi, et ce n'était pas la faute de mes compagnons ». En revanche, elle est pétrifiée d'émotion, lorsqu'elle reçoit un jour par la poste, une réponse de Simone de Beauvoir à une lettre qu'elle lui avait écrite, « elle m'a écrit, j'étais changée, j'avais le regard lumineux ». Enfin, elle tient le bon bout. Pour tout cela, Jelila Hafsia représente beaucoup. Elle a creusé son chemin avec la ténacité des bâtisseurs, sans se fatiguer, parfois seule et contre tout. Ceux et celles qui ont tenté de la suivre à la trace, avec toutefois moins d'audace et plus de compromis, lui disent aujourd'hui merci. Jelila Hafsia, Instants de vie, chronique familière, Tome VI, 1988-1992, imprimeries Boussaa, janvier 2015.