La dernière flambée des grèves et des débrayages sociaux pose plusieurs interrogations. Maintes gens désapprouvent, plus ou moins en privé. Mais les mouvements en question n'en mobilisent pas moins l'écrasante majorité des travailleurs dans les secteurs concernés. Et tout porte à croire que le bras de fer centrale syndicale-centrale patronale-gouvernement ne fait que commencer. A moins de l'irruption d'une donne nouvelle et spectaculaire. Fait nouveau, des grèves sauvages sont de plus en plus manifestes. Le gouvernement en est réduit aux décrets de réquisition. Tel fut le cas dans le secteur du transport ferroviaire. La centrale syndicale, l'Ugtt, désapprouve, elle aussi. Elle parle même de l'instrumentalisation des luttes ouvrières par certains courants et partis. Et menace de tout dévoiler. Les mêmes intrusions sont signalées lors de certains mouvements sociaux dans le Sud du pays. Des officiels et des officieux en font état. Des représentants de partis de l'opposition aussi. Le chef du gouvernement est monté au créneau. Le Conseil des ministres du mercredi 20 mai s'est voulu ferme à ce propos. Il a décidé le prélèvement sur salaire des jours de travail pour chaque grève, à partir du 1er mai 2015. La décision englobe toutes sortes de grèves, qu'elles soient légales ou illégitimes. On fait valoir que la loi à ce propos existe tant dans le Code de la comptabilité publique que dans la loi régissant la fonction publique. «Une recommandation a été envoyée à tous les ministères pour appliquer la loi», affirme le porte-parole du Conseil des ministres. L'Ugtt n'a pas tardé à répliquer. Sa dernière commission administrative s'est soldée, il y a deux jours, par un communiqué au ton modéré mais ferme. La question des prélèvements sur salaire des jours de travail pour chaque grève y est évoquée. L'Ugtt estime que cela s'inscrit à rebrousse-poil de l'accord préalable portant création d'une commission commune en vue de traiter cette question de sorte qu'elle n'officialise pas comme une mesure de rétorsion. En tout état de cause, depuis quelque temps, le torchon brûle entre le gouvernement, les syndicats ouvriers et la centrale patronale. Une espèce de dialogue de sourds s'installe, depuis la grève emblématique des professeurs de l'enseignement secondaire. Interrogé à ce propos, le chef du gouvernement avait évoqué, il y a quelques semaines, le non-respect, par le gouvernement, de pas moins de dix-sept accords conclus avec l'Ugtt. Puis, petit à petit, le gouffre a commencé à se creuser davantage. Et l'on frôle franchement le point de non-retour. Pourtant, on s'attendait à la reprise de l'étroite collaboration Ugtt-gouvernement avec l'avènement du cabinet de Habib Essid. Les derniers mois du gouvernement de Mehdi Jomâa avaient porté les germes du conflit, certes. Mais Habib Essid n'est pas un néophyte aux affaires. Il a longuement exercé dans l'administration centrale, bien avant la révolution. Il est rompu aux subterfuges et arcanes du pouvoir. Il sait pertinemment que depuis l'Indépendance, en 1956, l'édification de l'Etat national et de la société moderne a été tributaire d'une étroite collaboration Etat-syndicats. Et que toutes les fois que le gouvernement entre en crise, il se retourne en premier lieu contre l'Ugtt. Et que l'Ugtt n'a jamais perdu une bataille, même si par moments le sang a coulé. Lors de la profonde crise de 2013, c'est bien l'Ugtt qui a été appelée à la rescousse pour chapeauter le dialogue national et veiller à l'application de la fameuse feuille de route pour la sortie de crise. Cela avait permis la démission du second gouvernement de la Troïka, l'avènement du gouvernement de Mehdi Jomâa et la tenue des élections législatives et présidentielle. Aujourd'hui, les perspectives sont brumeuses. L'économie croule sous les déficits de tout bord. L'investissement est au point mort, le chômage massif persiste, les exportations stagnent, le tourisme est battu en brèche. Le pouvoir d'achat du citoyen lambda, et même des classes moyennes, dégringole à vue d'œil. Les prix sont aux étoiles. La donne sécuritaire n'est guère en reste. Le terrorisme est aux aguets. Les gens éprouvent, à leur corps défendant, l'angoisse du lendemain. Le désespoir gagne de larges franges de la jeunesse. Les choix économiques gouvernementaux ne rassurent guère. C'est le monétarisme de la pensée unique qui sévit. Les promesses de la reprise demeurent vagues. Dès lors, la grogne sociale gagne en ampleur. La centrale syndicale est débordée. Des structures de base ou intermédiaires passent outre la modération apparente de la direction et du bureau exécutif. D'autres sont prises à partie par la base ouvrière. Sans oublier les manœuvres et chausse-trappes partisanes. En même temps, les syndicalistes ne brillent pas par leur maîtrise des stratagèmes de la communication. Certains d'entre eux affichent une arrogance mal à propos. D'autres desservent leur cause, moyennant la surenchère et des propos outranciers ou décousus. Jusqu'ici, le dossier syndicats semble être encore mal ficelé à la Kasbah. Le chef du gouvernement n'a pas encore engagé les dynamiques d'un accord-cadre débouchant sur un package d'accords sociaux et syndicaux à même de tempérer les ardeurs et asseoir les attributs de la sortie de crise. Bien pis, il campe lui aussi une attitude tranchée, voire outrancière. A l'instar de la décision portant prélèvements sur salaires des jours de travail pour chaque grève à partir du 1er mai. Autant de faisceaux d'indices qui font craindre le pire. Et à court terme.