Dans nos précédents articles relatifs à la médina de Tunis, l'accent avait été mis sur les palais et demeures comme modèle achevé de l'habitation tunisoise. Il nous paraît utile aujourd'hui de nous intéresser à deux types d'habitation: celui des médersas (ou, plus justement, madrasa-s), consacré aux étudiants et celui des casernes, destiné au corps des janissaires. La médersa est un modèle architectural apparu tôt dans l'histoire urbaine musulmane puisqu'il remonte au XIe siècle lorsque le vizir des sultans seldjoukides, Nidhâm- al- Mulk, créa à Nichapour et à Bagdad les premières de ces institutions appelées à s'étendre en Orient et au Maghreb. Précisons, d'emblée, que si leur vocation première était l'enseignement, les médersas furent également conçues comme un lieu d'hébergement des étudiants. Médersa "Ousfouriya" (1267) A Tunis, la médersa la plus ancienne est la Chammâ'iya, fondée en 1235 par l'émir hafside Abou Zakâriya 1er (1229-1249), et située au souk du même nom, à proximité immédiate de la Grande mosquée. C'est la première médersa non seulement d'Ifriqiya mais de tout le Maghreb. Il semble que la raison principale de sa création fût le souci de son fondateur d'assurer l'enseignement de la doctrine rigoriste almohade dont se réclamaient alors les nouveaux maîtres de l'Ifriqiya. En effet, la diffusion de cette doctrine hostile à la pluralité des écoles juridiques n'avait guère de chance de s'imposer à la mosquée-université de la Zitouna, citadelle du malékisme et du droit (fiqh) dans sa diversité. L'éminent historien des Hafsides, Robert Brunschvig, écrivait à ce propos: «A Tunis, une institution telle que la médersa a d'abord attesté le désir de la famille régnante, de certains de ses membres, tout au moins, de prolonger et de diffuser la tradition almohade. [Les médersas] édifiées en ville par Abû Zakâriya puis par deux de ses proches étaient spécialisées, selon toute apparence, dans l'enseignement du Hadith, cher aux partisans de l'Unitarisme.» Cependant, dès le début du XIVe siècle, les oulémas malékites étaient devenus «les maîtres incontestés de toutes les institutions religieuses officielles et enseignaient le rite dans les médersas.» Plaque commémorative de la médersa el Andaloussiya (appelée également médersa-t el Fath. on y lit les noms des notables de la communauté moriscos qui décidèrent sa construction notamment le chérif et syndic des chérifs andalous Abou el Hassan Ali el Nouwî Ibn el Sarraj. Date: fin rajab 1034 (1624) A partir de cette première époque hafside, le nombre de médersas ne cessa d'augmenter de sorte qu'en 1930, l'historien Mhammad Belkhodja en recensait 37. Huit remontent à l'époque hafside, cinq au temps des deys et des beys mouradites (XVIIe siècle) et vingt-quatre furent bâties sous le règne des Husseïnites. La plupart d'entre elles étaient l'œuvre des chefs du pays, émirs, deys et pachas beys. Toutefois, certaines étaient l'œuvre de hauts personnages et de notables. En 1252, la princesse 'Atf, épouse de l'émir Abou Zakariya, fonde la médersa El Hawâ. En 1332, la princesse Fatma, fille du même émir, fait construire la médersa El Onqiya. Les dignitaires n'étaient pas en reste, contribuant de la sorte à la diffusion de l'enseignement et à l'hébergement des étudiants : ainsi du caïd mamelouk Mrad en 1682, de l'agha Ben Mticha en 1735, puis, au siècle suivant, des vizirs Youssouf Saheb Ettabâa et Mustafa Khaznadar. Les particuliers, eux aussi, ont laissé leur empreinte: L'historiographie traditionnelle rapporte qu'un cheikh d'époque hafside, Ibn Ousfour (m.1267), fut à l'origine de la construction de la médersa «ousfouriya». Au XVIIe siècle, les personnages en vue de la communauté morisque, arrivée à Tunis après leur expulsion d'Espagne, financèrent la construction de la médersa El Andalousiya. Au XXe siècle, entre 1926 et 1938, cinq médersas sont créées par des hommes d'affaires tunisiens soucieux de contribuer à l'amélioration des conditions de vie des étudiants ; il s'agit du Haj Kacem b. Ali Ben Youssef El Jerbi, Mohamed Doghri El Jerbi, Hassan Ben El Haj Ali Hamza El Mahdoui, Mohamed El Sâlhî et El Haj Ahmed Ben El Amine El Jerbi. Porte d'entrée de la caserne El Bchamqiya (photo Victor Sebag prise dans les années 1940, alors hôpital Sadiki, aujourd'hui Aziza Othmana) Architecturalement, et exception faite de la Chammâ'iya et de la Montasiriya (1435-1437) dotées d'îwân-s, espaces voûtés ouverts sur une cour par un grand arc originaires de Perse et de Mésopotamie, le plan des médersas reprend le modèle classique des demeures de la médina, c'est-à-dire un espace organisé autour d'une cour intérieure dotée généralement de portiques (riwâq ou, plus communément, burtâl) surmontés, parfois, d'une galerie supérieure. Cette cour donnait accès aux chambres et à l'oratoire où se faisaient les prières et se dispensaient les cours sous la conduite d'un cheikh enseignant. Une médersa, celle de Houanet-Achour (XVIIIe siècle), se distinguait de l'extérieur par la présence d'un minaret. Médersa el Montasiriya construite par le sultan hafside Mohamed el Montassir et achevée en 1437 par son successeur. On notera en arrière-plan l'existence d'un îwân Il arrivait que la fondation d'une médersa fît partie d'un complexe urbain et architectural constitué d'une mosquée, du mausolée du fondateur et, souvent, d'une zaouia ou de la sépulture d'un saint. On peut citer à ce propos, pour la période hafside, la construction sur ordre de la princesse 'Atf de la mosquée Al Hawâ en même temps que sa médersa. Plus tard, Youssouf Dey (1610-1637) en fit édifier une ainsi que la mosquée qui porte son nom, son tombeau et un hammam auxquels il ajouta la création du souk des Bchamqiya (fabricants des babouches à la turque). Sous la dynastie husseïnite, Husseïn Bey 1er (1705-1740) ordonna la construction autour de sa mosquée dite «al Jâmi' al jadîd», au souk des Teinturiers, de la zaouia de Sidi Qacem el Sbâbtî qui fut la première sépulture de sa famille et une des médersas de son règne. Son fils Ali pacha Bey (1759-1782) fonda, outre le bel édifice de Tourbet El bey, une vaste médersa comportant quarante chambres destinées à l'hébergement des étudiants, ainsi, comme c'était l'usage, qu'une salle de prières où se tenaient également les cours institués en vertu de l'acte de fondation. Sous le règne de Hammouda Pacha (1782-1814), son vizir, Youssouf Saheb Ettabaâ, fut, en 1813, le bâtisseur de la superbe mosquée du quartier El Halfaouine, voisine de son palais, de deux médersas et de la salle destinée à abriter sa tombe à proximité de la sépulture du saint Sidi Othman Ben Karam ainsi que d'un ensemble de boutiques. Médersa el Bâchiya (1752) Au plan politique et culturel, on retrouve à Tunis un ancien usage consistant en un rapprochement entre la diffusion de la science et le soufisme. De sorte que les zaouias de la famille El Bokrî, de sidi Ahmed El Bahi, de sidi Abdelakader, de sidi Ben Mlouka, de sidi El Béchir et de sidi Chiha faisaient aussi fonction de médersas d'enseignement, d'hébergement ou d'assistance aux plus démunis des élèves. Notons qu'au Moyen Âge déjà, sous les règnes des émirs Abou Farès Abdelaziz (1394-1434) et Abou Amr Othman (1435-1488) «la zaouia – hôtellerie-collège – se rapproche sensiblement, par un tel aspect, de la médersa, et il arrive aux deux institutions de se confondre ou de se juxtaposer» (R.Brunschvig). Qichla Sidi El Morjani. Porte d'entrée et cour intérieure avec portiques et galeries A partir de la conquête ottomane, les médersas furent réparties entre médersas réservées aux enseignants et étudiants hanéfites et d'autres aux malékites. C'est ainsi que Ali Pacha (1735-1756), par exemple, fit construire El Bâchiyya pour les Hanéfites, réservant aux Malékites –plus nombreux - la Slimaniya, Bir El Hjar et la médersa Houanet Achour. Médersa Bîr el Hjâr (1756) Toutes les médersas bénéficiaient de biens habous (ou waqf) inaliénables constitués par le fondateur. Leurs revenus étaient destinés à l'entretien du bâtiment, au traitement du cheikh directeur, aux pensions allouées aux élèves résidents ainsi qu'au salaire du gérant et des employés. En principe, la fonction des médersas était éminemment éducative et sociale; et, sans doute, a-t-elle été effective au temps jadis. Toutefois, lorsque surgirent les premières difficultés financières consécutives à la crise structurelle de l'économie locale, qui ne cessait de s'aggraver depuis les années 1820-1830, la réalité était bien sombre. L'état du bâti laissait souvent à désirer ; les conditions de séjour des étudiants – issus de familles pauvres de l'intérieur du pays – étaient difficiles parce que la dépréciation de la monnaie avait réduit leur pension fixée par le fondateur du habous à la portion congrue. A cela, s'ajoutaient des impayés de plusieurs mois en raison de l'incurie de l'administration et du détournement des ressources des fondations. Ces institutions, censées assurer une vie décente et des conditions de travail correctes, n'étaient plus que de misérables chambres où s'entassaient les malheureux étudiants. Les résidents en étaient réduits à préparer leurs repas, à effectuer autant de travaux ménagers qui les retenaient au détriment des heures consacrées à la préparation de leurs cours. Dans une lettre adressée en 1874 au vizir Khérédine, les résidents de la médersa Saheb-Ettabaâ se plaignent de ce que le gérant (wakîl) les prive de leur pension et rend leur séjour très difficile, «exilés que nous sommes et éloignés de nos familles et de notre terre natale par dévouement à la religion et à la science». Quelque temps auparavant, les étudiants logés dans une autre de ces institutions signalaient au premier ministre Mustafa Khaznadar que leur bourse n'avait pas été versée depuis cinq mois parce que l'augmentation du traitement du gérant et des deux notaires-contrôleurs affectés à la médersa avait été réalisée par un prélèvement arbitrairement effectué sur les revenus destinés aux élèves résidents. (ANT, dos. 740, doc.5 et 9). Médersa Bîr El Hjâr Malgré les efforts entrepris à partir de 1945 sous l'égide de Mohamed-Tahar Ben Achour, cheikh-directeur de la Zitouna, tels que la création d'une direction des médersas et, sur une idée du cheikh Mohamed-El Aziz Djaït, la réalisation en 1952 d'un foyer moderne «El Hay al zaytounî», la condition estudiantine ne s'améliora que très partiellement, étant donné la médiocrité des moyens financiers disponibles et le nombre croissant des élèves de la Grande mosquée. Dans les années 1930 déjà, à la zaouia el Bokriya, par exemple, il y avait trois fois plus de résidents que de chambres disponibles. Porte d'entrée de la médersa Slimaniya (1754) En dépit de tous ces handicaps tardifs, les médersas jouèrent un rôle important dans la diffusion de l'enseignement en de multiples endroits de la cité et de ses faubourgs par les cours qui y étaient dispensés en vertu de l'acte de fondation. L'audience et le prestige des oulémas chargés de cette fonction au sein de l'institution étaient ainsi renforcés. Elles jouèrent aussi un rôle dans l'intégration des provinciaux dont certains devinrent d'illustres oulémas tels les imams Ibn Arafa, Al Bourzouli, Ibrahim Riahi et bien d'autres encore, qui tous logèrent dans les médersas au cours de leur cursus. Aujourd'hui, plusieurs médersas accueillent des centres de formation professionnelle en lien avec la médina et les arts traditionnels, des oeuvres sociales et des espaces culturels. Cour de la médersa el nakhla (du palmier) (1712) Les casernes. S'il est un exemple architectural de la médina intimement lié à la dynastie husseïnite, c'est bien celui des qichla-s (terme par lequel on désignait les casernes). En effet, c'est sous le règne de Hammouda Pacha Bey (1782-1814) que, pour la première fois, furent édifiés, au sein de la cité, des bâtiments destinés au logement des janissaires. Jusque-là, ces soldats d'élite étaient répartis en divers fondouks. Comme le détenteur du pouvoir central n'était jamais sûr de leur loyauté et redoutant, par conséquent, un regroupement plus facile en cas de sédition, les janissaires furent alors dispersés en divers endroits de la cité, logeant comme de simples particuliers. La dispersion dans la ville de ces soldats enclins à la révolte constitua cependant un réel péril pour le pouvoir central. C'est ainsi qu'ils se soulevèrent en 1743 contre leur maître Ali Pacha, lequel, compte tenu de la sévère crise politique de l'époque, avait cru bon de leur accorder divers privilèges et à fermer les yeux sur leurs abus. Lorsqu'il se décida à y mettre fin, certains d'entre eux tramèrent un complot mais la sédition échoua et les représailles furent implacables. En matière de réorganisation, la première mesure consista d'interdire désormais aux janissaires de se regrouper dans les fondouks et à leur imposer d'habiter dans des logements dispersés en ville. Ce curieux usage fut aboli sous le règne de Hammouda Pacha Bey (1782-1814), ce prince ayant décidé de les regrouper dans cinq casernes au cœur de la médina : qichlat-el bchâmqiyya, située en haut du souk du même nom ; la caserne d'el Attarîne au souk des parfumeurs; celle du souk des znaydiya (fabricants de gâchettes), connue aussi sous le nom du sanctuaire voisin de Sidi el Morjanî; qichlat du souk el wouzar et, enfin, la caserne de Sidi Ameur située rue Sidi Ali-Azouz. Par prudence et en témoignage de confiance aux autochtones, le contrôle des chantiers et du budget fut confié à des notables marchands tunisois : Mohamed Bouthour, El Haj Ali El Chiffi, El Haj Mohamed El Mebazaa, El Haj Mohamed El Ksontini et El Haj Mohamed Bellamine. La médersa Slimaniya La politique de faveur que, généralement, les souverains appliquaient à l'égard de la milice turque qui, depuis la conquête ottomane de 1574, constituait le fer de lance du pouvoir, comportait bien des dangers. D'ailleurs, l'indulgence de Hammouda Pacha – comme celle de ses prédécesseurs - n'eut pas les effets escomptés puisque, en 1811, les janissaires ourdirent un complot destiné à l'assassiner à l'occasion de la visite qu'il se proposait d'effectuer à la caserne des Bchâmqiya. L'aventure tourna à leur déconfiture grâce à l'énergie du vizir Youssouf Saheb Ettabaâ, au loyalisme des troupes du makhzen et des autorités tunisiennes de la ville (cheikh el médina et cheikh du faubourg de Bab Souika) ainsi que des habitants que l'on avait armés pour la circonstance. En 1816, nouveau soulèvement sous le règne de Mahmoud Pacha Bey; le prétexte des janissaires était que le bey, à l'occasion de la visite de la princesse de Galles Caroline de Brunswick, avait, en son honneur, libéré plusieurs captifs chrétiens, sans contrepartie financière. Une fois les révoltés réprimés, le pouvoir beylical se décida enfin à réduire le poids jusque-là considérable des janissaires. La décision la plus importante avant la création, dans les années 1840, d'une armée moderne fut de s'appuyer davantage sur les Zwâwa-s. Les trois qichla-s de cette milice d'origine kabyle se trouvaient, quant à elles, à Bab Souika (aux Haddadine), Bab Qartajana et Bab Ménara. Médersa el Mourâdiya construite en 1673 par Mourad II Bey le Mouradite Architecturalement, les qichla-s de Hammouda Pacha se distinguent encore dans la médina par leurs portes monumentales surmontées d'une belle inscription commémorative en turc osmanli destinée à rappeler la fidélité du pacha bey de Tunis à son suzerain, le sultan ottoman. A part cela, le plan reproduisait le modèle classique des demeures et des médersas, cour intérieure à portiques et galeries donnant accès aux chambrées. Des plaques de marbre placées à l'entrée des chambrées mentionnaient les noms des différents chefs de section. Al Jami' al Jadid- Sabbaghine construite en 1726 par Husseïn 1er Bey le Husseïnite. Cette mosquée est le coeur d'un ensemble architectural comprenant, en outre, une médersa, une zaouia et la première tourba husseïnite Une fois désaffectées, les casernes des janissaires abritèrent divers services et institutions: El Bchamqiya abrite l'hôpital Aziza-Othmana, El Attarine servit brièvement de prison avant d'être affectée, après sa restauration, à la Bibliothèque publique et au service des Antiquités puis à la Bibliothèque nationale jusqu'en 2005. La caserne du souk el ouzar (pluriel de zaoura, type de couverture utilisé au Maghreb) est occupée aujourd'hui par la bibliothèque diocésaine; celle de Sidi-El Morjânî fut le premier local du collège Sadiki créé en 1875, puis le siège de l'Administration des habous, ensuite, en 1958, celui du rectorat de l'université Zitouna et la faculté de Théologie et, enfin comme annexe de la Bibliothèque nationale. Quant à la caserne de Sidi Ameur, aujourd'hui fermée, elle hébergea le petit hôpital Saint-Louis en 1880, puis une société de bienfaisance. Mohamed-El Aziz Ben Achour Pour plus d'éléments, outre Mhammad Belkhodja et son معالم التوحيد,on lira avec profit les travaux universitaires des historiens Béji Ben Mami (en arabe) et Ahmed Saadaoui.