Au lendemain du 14 janvier 2011, plusieurs versions relatives au coup d'Etat du 7 novembre 1987 nous ont été contées ; entre ceux qui ont narré des événements frôlant le surréalisme et ceux qui ont avancé des faits hilarants, les premiers intéressés ont préféré rester loin de la bavarderie. Un silence qui a fini par être brisé et les vérités ont commencé à être dévoilées. Parmi les principaux acteurs du 7 novembre 1987, le général Habib Ammar qui a décidé de revenir sur cet événement, et bien d'autres, dans un livre intitulé ‘Parcours d'un soldat : Entre le devoir et l'espoir – 7 novembre 1987 Eclairages sur les événements'. Au cours de cet entretien, nous avons posé la question à l'auteur quant à ce sentiment d'inachevé que l'on a ressenti en finissant la lecture de son ouvrage. Des éclairages, des explications et des révélations sont au menu de notre entretien hebdomadaire. -Le Temps : Avant de revenir aux événements que vous citez dans votre livre, nous aimerions avoir votre avis sur le nouvel article qui vient d'être voté et qui accorde le droit de vote aux forces armées pour les élections municipales et locales. Habib Ammar :Il ne s'agit pas d'une bonne nouvelle pour moi. L'Armée est constituée par des unités et ces unités sont très solidaires et sont commandées par des chefs. Pour réussir leurs missions terrains, les soldats doivent être extrêmement solidaires et doivent obéir aux ordres de leurs chefs hiérarchiques. A partir du moment où survient cette autorisation de voter, il y aura, que l'on le veuille ou pas, à l'intérieur des casernes, des divisions relatives aux élections. Cela se passera à l'intérieur sans que le grand public ne soit au courant. Donc, on arrivera à diviser, au sein d'une unité qui doit être unie et disciplinée, les soldats. Moi, commandant d'une unité, je dois aller voter, ainsi que mes hommes ; la question de savoir pour qui avez-vous voté sera inévitable. Cela sans compter le fait que des personnes vont profiter de cette nouvelle afin de s'infiltrer et d'influencer le vote au sein des casernes. Il existe de grandes démocraties qui n'ont toujours pas autorisé ce vote. Quant aux autres pays, comme la France par exemple, ce droit a été accordé après des années de démocratie et d'exercice. Peut-être que nous sommes encore très fragiles et qu'il faudrait encore attendre quelques années avant d'aller vers cette voie. Pourquoi accorder le droit de vote alors que nos forces armées mènent un grand combat pour préserver le pays ? -Cela est-il valable aussi pour les agents de la sûreté intérieure ? Bien-sûr ! Tous ceux qui portent un uniforme, une tenue sont concernés par cela ; le fait de porter une armée doit absolument être basé sur la discipline. Je suis contre ce principe bien que je préfère ne pas donner de position politique. -Estimez-vous que la Tunisie soit sur la bonne voie au niveau de la lutte contre le terrorisme ? Nous avons connu beaucoup de succès mais, pour moi, pour que ces succès continuent et pour que l'on arrive à instaurer la sécurité totale, il faudrait tout faire pour que nos unités ne soient pas infiltrées. Je suis satisfait de nos résultats actuels et ce malgré nos moyens et malgré ce commandement qui déraille par moment. Nous sommes en train de gagner une bataille qui n'est pas facile et je souhaite que l'on continue sur la même voie tout en espérant que les politiciens laissent les unités armées travailler selon leur programme et l'objectif suprême de défendre la sécurité du pays. Pour lutter contre le terrorisme, il faut qu'il y ait un programme bien défini qui doit être basé sur le renseignement, les embuscades, sur une stratégie bien définie qui nécessite que l'on parle, tous, le même langage. -‘Parcours d'un soldat : Entre le devoir et l'espoir – 7 novembre 1987 Eclairages sur les événements' est le titre de votre nouvelle parution. Pourquoi avez-vous choisi de le publier maintenant ? Je n'avais jamais envisagé de publier un livre. Au cours d'une sortie avec un ami, qui est d'ailleurs mon éditeur, j'ai relaté un peu mon parcours et il m'a posé l'idée d'en faire un livre. Suite à cela, ma fille a pris la relève et en a fait un objectif. Il y a deux ans de cela, elle venue me demander de me mettre au travail et c'est elle qui m'a aidé puisqu'elle sait manipuler tout ce qui est informatique. Cela m'a pris deux années parce qu'il fallait chercher des annexes pour que tout ce que je raconte soit vérifié et prouvé. Pour la mission secrète en Angola par exemple, je n'ai pu la raconter qu'après avoir trouvé la lettre et l'ordre de mission du ministère de la Défense nationale qui la concernent. C'est un livre que j'ai écrit pour l'Histoire parce que les événements que je narre sont méconnus de la jeunesse. Une jeunesse qui ne connaît pas réellement l'ère de Ben Ali ni celle de Bourguiba et encore moins la période de la colonisation. J'ai vécu des événements historiques que tout le monde ignore et que je dévoile aujourd'hui. -Le chapitre où vous parlez du 7 novembre 1987 nous a laissés sur notre faim. Que pouvez-vous nous dire sur cette fameuse nuit qui a basculé l'Histoire de la Tunisie ? Le livre comprend treize chapitres et le chapitre du Changement contient trois pages. Les autres chapitres sont tout aussi importants ; quand je raconte ce qui s'est passé au Congo où nous avons perdu le jeune soldat Dimassi et d'autres soldats, quand je parle de la Jordanie et des événements que nous avons vécus etc. Le chapitre du 7 novembre 1987 n'est pas l'unique sujet du livre mais j'ai l'impression que tout le monde ne focalise que sur cela. -Le 7 novembre 1987 est peut-être un petit chapitre de votre livre, mais il s'agit d'un chapitre phare de l'Histoire du pays. Il s'agit d'un événement mystérieux qui a été sujet de plusieurs versions. Vous êtes l'un des principaux acteurs de cette étape et nous pensons que vous êtes, peut-être, le mieux placé pour revenir dessus. Si j'ai écrit mes mémoires c'est parce que j'ai vu, au niveau des différents médias, des personnes qui sont en train de déformer l'Histoire et j'ai voulu dire la vérité en tant que responsable et militaire. Les fausses versions qui sont en train d'être propagées risquent de fausser plusieurs vérités. Je vais vous parler de ce fameux 7 novembre. Le 10 janvier 1987, j'ai été nommé à la tête de la Garde nationale. Le 20 janvier, mon ami Ben Ali a pris la tête de la direction générale de la police. A l'époque, le pays vivait une situation très délicate. Avant cet épisode, la police et la Garde nationale ne s'entendaient pas bien et il y avait toujours entre elles des frictions s'agissant de leurs missions. Pour la première fois, la Garde nationale et la police se sont unies et ont travaillé main dans la main pour garantir l'ordre et la sécurité du pays. Mais la situation continuait de s'aggraver ; l'économie et la sécurité empirait de plus en plus. L'instabilité politique (après le départ de Mohamed Mzali puis celui de Rachid Sfar) était très prononcée et le président était dans un état de fatigue prononcée. Cela sans compter qu'à l'époque, Habib Bourguiba était très mal entouré. Tous ceux qui étaient à côté de lui n'avaient pour espoir que de le remplacer à la tête de l'Etat. Cette situation ne cessait d'empirer jusqu'au jour où des attentats terroristes ont été commis à Sousse et à Monastir. Ces attentats ont été commis parce que Rached Ghannouchi était en prison avec les Frères musulmans qui étaient condamnés à la peine capitale. Bourguiba cherchait, par tous les moyens, à pendre Ghannouchi. Les Frères musulmans voulaient libérer leur chef et tuer Bourguiba ; ils ont, à cet effet, planifier un coup d'Etat qu'ils comptaient exécuter le 8 novembre 1987. On était face à deux scénarios ; soit les islamistes réussissent leur coup d'Etat et assassinent Bourguiba et il y aura un bain de sang, soit Bourguiba tuait Ghannouchi et compagnie et il y aura aussi un bain de sang. Le 25 octobre, j'ai été réveillé à une heure du matin par Ben Ali, alors premier ministre qui m'a demandé de me rendre à son domicile. Une fois arrivé sur place, j'ai trouvé, Hédi Baccouche, Mohamed Chokri et Kamel Eltaïef. L'atmosphère était d'une lourdeur sans précédent et Mohamed Chokri m'a raconté que Saïda Sassi venait d'être agressée, physiquement, par son oncle, le président, et qu'elle s'était rendue à l'hôpital pour se faire soigner. L'incident en question a eu lieu lorsque Bourguiba a dit à sa nièce qu'il comptait limoger Ben Ali pour avoir refusé d'exécuter Rached Ghannouchi. Après avoir eu vent de l'affaire, Ben Ali nous avait réuni pour nous annoncer son intention de présenter, le lendemain même, sa démission au président refusant d'être limogé de la sorte. Nous nous sommes, Kamel Eltaïef et moi-même, fortement dressés contre cette décision. On était réellement angoissé par rapport au sort du pays et on estimait que la démission de Ben Ali ne pouvait que compliquer davantage la situation. Le lendemain, et après avoir rencontré le président, Ben Ali était venu me voir à mon bureau à la Garde nationale en m'annonçant que Bourguiba ne lui a rien dit et qu'il lui a à peine parlé de la situation du pays. Il m'a dit ‘le président est très fatigué, il n'était pas tout le temps lucide'. J'avais moi-même cette impression ; mes dernières rencontres avec lui s'étaient déroulées d'une manière très bizarre : avoir un leader mythique, respecté de la part de tout le monde qui n'arrivait même plus à se lever tout seul était très douloureux. A ce moment-là, j'ai dit à Ben Ali : tu es le premier ministre, tu vas t'occuper de tout ce qui est constitutionnel et moi, je m'occuperai du terrain. Il faut sauver le pays. N'exécute personne et on laissera personne exécuter Bourguiba.' Nous avons été deux, Ben Ali et moi et personne d'autre, à avoir préparé, planifié et exécuté le 7 novembre 1987. Certains assurent aujourd'hui que l'Algérie et l'Italie étaient au courant de l'affaire et que nous avions reçu de l'aide de leur part ; rien de cela n'est vrai, il n'y avait aucune tierce partie en dehors de Ben Ali et de moi dans cette affaire. Le 5 novembre, nous sommes allés chez Hédi Baccouche et nous avons préparé la déclaration du 7 novembre. Le lendemain, nous avons, tous les deux, regagnés nos bureaux. Le soir, Ben Ali a réuni quelques ministres et responsables sécuritaires et autres et, moi, je me suis occupé des unités qui devaient se rendre au Palais pour l'encercler. Nous n'avons pas eu recours à l'Armée ; ce n'était pas un coup d'Etat, c'était un coup pour sauver le pays. J'ai risqué ma vie avec ce coup, l'un des agents a d'ailleurs failli m'abattre. -Etiez-vous au courant, durant cette période de préparation, que les Frères musulmans étaient sur le même coup ? Oui ! Nous travaillions, nous aussi, sur la date du 8 novembre mais Ben Ali avait infiltré des hommes au sein des Frères musulmans et l'un d'entre eux nous a informés de leur plan. Suite à cette information, Ben Ali m'a demandé de décaler d'un jour. Nous avons avancé notre plan et nous avons coupé l'herbe sous les pides des Frères musulmans. A l'annonce de la déclaration du 7 novembre, il y a eu une euphorie sans précédent ; tout le peuple avait applaudi cette déclaration. S'ils sont assez courageux, qu'ils diffusent les images de cette scène à la télévision et vous verrez l'effet que cela a fait sur le peuple ! Par ailleurs, le 7 novembre, nous n'avons confisqué les biens de personnes, nous n'avons mis personne en prison ; bien au contraire, j'ai moi-même, avec mon chef de cabinet Kamel Sassi, libéré les prisonniers. Je vais vous dire quelque chose que je dis pour la première fois : lorsque j'avais vidé les prisons, j'ai trouvé des prisonniers qui pourrissaient dans leurs cellules depuis l'époque beylicale. Des personnes qui n'avaient plus de parents et que nous avons logé dans des maisons de retraite de l'Etat. Nous sommes passés à l'acte le 7 novembre pour sauver le pays et je l'ai fait au risque de ma vie ; s'il y avait eu une toute petite erreur, je l'aurais payé de ma vie. Tout le monde attendait le décès de Bourguiba pour prendre sa place et personne n'estimait le danger des Frères musulmans qui s'étaient infiltrés au sein de l'Armée, au sein de la Douane, de la Garde nationale et au sein de la police. Ils étaient partout. Lorsque j'étais parti pour encercler le Palais, j'avais pris avec moi les Commandos, plus connus sous les noms des Noirs. Il y avait parmi eux un khwenji (Sadok Ghodhbane) qui vient d'ailleurs de donner une déclaration télévisée depuis Londres. Déclaration dans laquelle il prétendait qu'il pouvait très bien assassiner Bourguiba ce soir-là. C'est un pur mensonge, ce soir-là, nous avions encerclé le Palais de l'extérieur et personne, même pas moi, n'avait accédé à l'intérieur du bâtiment. Bourguiba n'a même pas été réveillé ! Cet individu a d'ailleurs été emprisonné deux jours après les faits avec les autres impliqués dans la tentative du putsch qui était prévu pour le 8 novembre. -Un autre chapitre de votre livre a attiré notre attention. Il s'agit du chapitre relatif à l'organisation du Sommet mondial des sciences de l'Information dont vous avez été responsable. Une manifestation qui s'est déroulée, en 2005, dans une atmosphère tendue, une oppression qui a redoublé d'intensité et la signature du pacte connu aujourd'hui sous le nom du pacte du 18 octobre. L'organisation a été très difficile mais cela a été une réussite totale. On a reçu 42 chefs d'Etat, 200 ministres de Communication et trente mille invités. J'ai été entouré par des compétences extraordinaires que j'ai encadrées militairement et minutieusement. J'ai organisé l'événement dans une atmosphère très tendue entre la pression exerçait par Ben Ali et les sabotages que me faisaient certains sans oublier le contrôle de l'équipe de l'ONU. J'ai eu un grand problème avec Belhassen Trabelsi qui voulait prendre le monopole des quatre restaurants réservés à nos invités. Face à mon refus, il m'avait ouvertement défié et, trois jours après, le chef du cabinet présidentiel, Iyad Ouedhrni, m'a convoqué et a tenté de me convaincre pour que la convention de la restauration soit pour Belhassen. En présence de tous les membres du gouvernement, j'ai expliqué que le seul problème résolu à ce moment là, était celui de la restauration et qu'il était hors de question de faire marche arrière. Le Sommet s'est très bien déroulé et, lors de la séance de clôture (où tout le monde était présent), Ben Ali avait carrément refusé de se présenter à la salle ayant constaté que tout le monde me remerciait sans le citer en aucune façon . Il a fallu que des responsables et des ministres aillent le convaincre pour qu'il décide enfin de nous rejoindre. Après cet événement, Ben Ali ne m'a plus contacté et j'ai compris que j'étais, désormais, dans sa ligne de mire. Par la suite, il m'avait carrément interdit de prendre la parole. Je ne l'ai reprise que le 13 janvier 2011, lors d'une plénière sur la situation du pays, où, contrairement aux autres présents, j'ai opté pour un discours direct : j'ai insisté sur la gravité de la situation et j'ai plaidé pour une action commune entre le pouvoir et l'opposition afin d'y remédier. J'ai appelé à mettre l'Etat en alerte et à mettre en place des barrages sécuritaires partout dans la République. -Bien que ces informations soient très importantes, on aimerait avoir des précisions sur la conjoncture politique dans laquelle s'est déroulé ce sommet. J'ai fait exprès dans mon livre d'éviter de parler politique. Je ne veux entrer dans aucun débat politique, je suis un militaire qui raconte les faits tels que je les ai vécus. -Qu'en est-il de votre passage au ministère des Télécommunications ? A mon arrivée, j'ai trouvé la Poste dans un état lamentable. Avec le même personnel sur place, j'ai refait la Poste tunisienne en la modernisant. Je me rappelle qu'un jour en discutant avec un ami, général de son état de l'aviation, il m'a dit qu'il allait acheter deux avions de transport de troupes pour l'entraînement de ses unités. J'ai sauté sur l'occasion et je me suis arrangé avec lui pour que ces mêmes avions puissent, aussi, transporter le courrier vers les régions intérieures du pays, pour une meilleure efficacité. Une convention a été signée entre le PDG de la Poste et le secrétaire d'Etat à la Défense. Et c'est ainsi que le courrier pouvait arriver à Djerba en seulement vingt-quatre heures. Il nous fallait juste payer le kérosène qui nous revenait moins cher que les dépenses pour les camions qui transportaient le courrier. On avait moins de coûts pour plus d'efficacité et de rapidité. On avait profité de ces avions pour transporter l'argent des banques ce qui nous faisait prendre beaucoup moins de risque. Je me demande où sont passés ces avions aujourd'hui... J'avais, aussi, mis en place le service rapide Poste qui n'existait pas. Et je rappelle que j'ai fait tout cela avec le même personnel que j'ai trouvé en arrivant. S.B