Ibn Rushd incarne à lui seul un islam éclairé, qui serait caractéristique d'Al-Andalous, marqué par la volonté de concilier la foi et la raison, la philosophie et la Révélation, Aristote et Mohamed. C'est en grande partie à travers lui que l'Occident médiéval va découvrir et s'approprier, non sans mal, Aristote, en sorte qu'Averroès est encore aujourd'hui synonyme d'échanges culturels : le programme Averroès est pour le bassin méditerranéen ce que le programme Erasmus est à l'Europe. Ibn Rushd est dans le tableau de Raphaël l'Ecole d'Athènes, entre Epicure et Pythagore, résolument rangé du côté des philosophes antiques, comme s'il appartenait plus à leur époque qu'à la sienne : mais il ne faudrait pas oublier qu'il a su concilier réflexion philosophique et brillante carrière dans les milieux de la justice ou de la politique, au sein d'une Espagne musulmane qui changeait de visage. De son nom complet Abû' Walid Muhammad Ibn Rushd, on le connaît davantage sous la forme occidentalisée d'Averroès. Né en 1126 à Cordoue et mort en 1198 à Marrakech, Ibn Rushd est un médecin, un juriste et surtout un philosophe arabe, relisant Aristote. Son œuvre aura paradoxalement bien plus d'influence et de postérité en Occident que dans le monde arabe. Une philosophie complexe Au fil de ses écrits, Averroès construit une philosophie complexe. Il livre une réflexion métaphysique, à travers ce que l'on appelle le paradigme de l'Artisan : de même que nous pouvons connaître l'artisan en étudiant les objets qu'il a fabriqué, de même nous pouvons connaître Dieu en étudiant le monde. Cette idée anticipe sur la philosophie de Newton : l'étude des phénomènes du monde, et notamment de l'anatomie humaine, devient un moyen direct de connaître Dieu. En sorte que les sciences profanes ne sont plus profanes, précisément : elles sont un moyen d'atteindre Dieu, et même le moyen privilégié. « Je vois davantage les desseins de Dieu dans l'ordonnancement des étoiles que dans les rondes d'un derviche » écrit le philosophe andalous : en réfutant les critiques de al-Ghazali, Ibn Rushd oppose à la démarche mystique une démarche qu'on pourrait qualifier de scientifique. Cette idée a une postérité immense en Occident : Roger Bacon, philosophe anglais, qui découvre Aristote à travers les commentaires d'Averroès, est ainsi amené à multiplier les expériences scientifiques (de la poudre à canon aux lunettes), pensées comme façon de découvrir Dieu. Plus tard, Léonard de Vinci, pour ne citer que lui, adoptera la même approche. A noter que le clergé latin a une attitude très ambiguë face à cette philosophie : certains papes soutiennent sans réserve cette façon de lier science et religion (Clément IV), tandis que d'autres la rejettent (Nicolas IV). Un débat qui se poursuit toujours aujourd'hui. Ibn Rushd construit aussi une théorie sur la conscience : il sépare l'intellect actif de la conscience (« l'intellect passif »), et est ainsi l'un des premiers philosophes à théoriser l'inconscient (le « ça pense en moi » pour parler en termes freudiens), tout en affirmant l'unité de l'esprit (monopsychisme). Là encore, cette réflexion philosophique est ancrée à la fois dans ses travaux médicaux - puisque Ibn Rushd a étudié avec grand soin les diverses maladies mentales, leurs causes et leurs symptômes - et dans son expérience des affaires politiques, puisque il se demande à cette occasion comment gouverner les hommes, « animaux politiques », mais forts peu raisonnables. Il s'agit donc moins d'une psychologie avant l'heure que d'une réflexion complète sur la nature humaine. A la différence de l'idée précédente, la doctrine de l'intellect passif sera mal reçue par l'Occident médiéval, car elle pose le problème de la responsabilité : si ce n'est pas moi qui pense, suis-je responsable de mes actes ? Il faudra attendre la réflexion de Leibniz sur les « petites perceptions » pour que l'Occident commence à se réconcilier avec l'idée d'inconscient. A travers la philosophie d'Aristote, Ibn Rushd s'intéresse enfin à la question de l'origine des êtres, mais passée au filtre du monothéisme : il s'agit de concilier la doctrine aristotélicienne de l'éternité de la matière et la croyance en la Création. Averroès va proposer une synthèse largement marquée par Aristote : selon lui, le monde n'a pas de commencement ; Dieu n'en est pas le créateur mais le premier moteur (la cause première), mettant en mouvement des sphères qui ensuite tournent sans fin. C'est également pour cette idée que Averroès sera condamné comme hérétique, tant en Orient qu'en Occident. Tout au long du XIIIème siècle, Averroès est traduit, lu et commenté par les philosophes latins. La reprise de ses idées donne naissance à ce qu'on appelle l'averroïsme, et la découverte de ses écrits participe de la redécouverte par l'Europe de la philosophie aristotélicienne. Même les philosophes qui s'opposent à ses idées, comme Thomas d'Aquin, sont largement tributaires de ces travaux, en sorte qu'il n'est guère aisé de distinguer entre averroïstes et non-averroïstes. Averroès a généralement mauvaise presse auprès du clergé, à cause de sa religion : en 1277, Etienne Tempier, évêque de Paris, condamne l'averroïsme latin ; en 1513, le pape Léon X le déclare hérétique. Même si Dante le met dans l'Enfer de sa Divine Comédie, on a souligné plusieurs fois l'immense influence qu'il eut sur la pensée européenne.