Al-Idrissi est un célèbre géographe arabe du XIIème siècle, qui a travaillé à la cour des rois normands de Sicile. Son œuvre, à travers deux ouvrages de géographie, une version brève de commande et une version plus détaillée ensuite, incarne et reflète le bouillonnement culturel qui anime la Méditerranée médiévale. Al-Idrissi naît à Ceuta (au Maroc actuel) vers 1100, dans une famille noble qui peut faire remonter sa généalogie à l'oncle du Prophète Mohamed, et qui serait à l'origine de la fondation de Fès au VIIIème siècle. Il grandit à Cordoue, la ville du calife, centre intellectuel et culturel de l'empire almoravide. Même si on a très peu d'informations sur sa vie, il est certain qu'il a reçu une éducation classique, à la fois dans les sciences profanes et dans les sciences religieuses. Il est sans nul doute un étudiant brillant : à travers les écrits qu'il utilisera plus tard, on voit qu'il parle et écrit le grec, mais aussi le latin, ce qui est rare pour les savants arabes de l'époque. Il se forme également à la géographie, art arabe depuis le VIIIème siècle, qui fait pleinement partie de l'adab, cette culture qui est le propre de l'honnête homme. A la fin de ses études, il entame une période d'itinérance (sans que l'on sache vraiment pourquoi : contraintes familiales ? attrait personnel ?), voyageant dans toute l'Espagne arabe, dans le Maghreb, mais aussi peut-être en Egypte, voire jusqu'en Asie Mineure. Ses voyages recoupent ceux de nombreux autres savants andalous, par exemple Maimonide, et témoignent ainsi d'une profonde continuité du Dar al-islam, au-delà des fractures politiques entre dynasties. On retrouve Al Idrissi à Palerme, en Sicile, en 1138 : on ignore pourquoi il est allé s'installer dans le monde chrétien. Contrairement à ce que sa légende affirme, il ne semble pas avoir été invité par le roi de Sicile Roger II : il s'écoule en effet plusieurs mois entre son arrivée à Palerme et le moment où on le retrouve dans l'entourage du souverain. Y a-t-il un lien entre son déplacement et l'invasion almohade ? Les Almohades en effet appuient leur nouveau règne sur un sunnisme rigoureux, ce qui les conduit souvent à chasser les savants pour acheter le soutien des oulémas : ainsi Ibn Rushd/Averroès sera un temps exilé de la cour. La mobilité d'Al Idrisi, souvent prise comme l'incarnation même des transferts culturels entre Occident chrétien et monde arabe, serait ainsi, du moins en partie, une mobilité forcée. A moins, comme ne l'avance A.L. Nief, qu'il ne soit né en Sicile, ce que certaines sources laisseraient entendre. En tout cas, Al-Idrissi restera en Sicile jusqu'à sa mort, en 1165, à la fois parce qu'il y occupe une place privilégiée et parce qu'il est dès lors considéré, dans le monde arabe, comme un renégat, voire comme un apostat. Il est ainsi interdit de séjour dans l'Empire almohade. C'est d'ailleurs ce statut ambigu qui explique qu'on ait très peu d'informations biographiques sur lui : ses ouvrages géographiques seront assez souvent repris et commentés par d'autres savants musulmans, mais ceux-ci ne disent presque rien de leur auteur. Les années de voyages La Sicile est à l'époque occupée par les Normands qui ont su construire une civilisation mixte, intégrant les fortes populations musulmanes de l'île. Au carrefour de nombreuses routes commerciales, la Sicile s'inscrit entre le monde arabe, l'Occident chrétien et le monde byzantin. D'où un très fort syncrétisme, qui se voit par exemple dans des fresques de la chapelle Palatine de Palerme qui présentent le roi Roger Ier comme un empereur byzantin. La cour du roi Roger II, qui règne de 1130 à 1154, est en particulier très cosmopolite, et Al Idrissi s'y intègre parfaitement. Le géographe cordouan profite pleinement de la situation de la Sicile : il interroge les marins, à la fois chrétiens et musulmans, qui passent dans les ports de l'île, et collecte ainsi des informations qui viennent enrichir sa connaissance du monde. Le roi Roger II lui confie d'abord la réalisation d'un globe en argent, puis lui demande d'écrire un livre de géographie qui commenterait ce globe : ce sera l'œuvre maîtresse d'Al-Idrissi, un livre qui sera significativement traduit sous le titre de Livre de Roger. Al-Idrissi commence à rédiger son livre deux mois avant la mort du roi, et achèvera son œuvre sous son successeur Guillaume Ier. Son livre, composé pour un souverain chrétien, parle peu de politique ou de religion : lorsqu'il traite de La Mecque, par exemple, rien n'est dit de Mohamed ni de l'Hégire. La politique s'introduit cependant discrètement : Al-Idrissi appelle les Almohades « Masmuda » (du nom de la tribu dont sont issus ses dirigeants), refusant de les mettre sur le même plan que les Almoravides. Faut-il y voir aussi une rancœur contre une dynastie qui l'a empêché de faire carrière en Espagne ? La rédaction de son livre s'inscrit en fait dans le programme politique de la monarchie normande de Sicile. Roger II, très ambitieux, tente en effet d'imposer une monarchie forte qui s'appuie notamment sur la science pour se légitimer. Pour les rois de Sicile, commander une œuvre de géographie est une façon de se poser comme mécène, mais surtout un moyen de maîtriser intellectuellement le monde, d'apparaître, en reprenant les attributs symboliques de la souveraineté byzantine, comme un cosmocrator. Al-Idrissi incarne à lui seul cette cour de Sicile très brillante intellectuellement, animée d'un fort dynamisme marchand, guerrier et culturel, qui profite pleinement des contacts entre civilisations. Mais il incarne aussi les dernières heures de l'âge d'or de cette Sicile normande, avant que Frédéric II Hohenstaufen ne conquière l'île 1197 et ne déporte tous les musulmans en Italie du Sud.