Une période noire de l'histoire de la Sicile, un exemple funeste d'une décadence obscurantiste où l'Etat se mêle de la foi de ses ouailles et le religieux et le politique se confondent. Le livre de Alfonso Campisi, maître de conférences en philologie italienne et romane à l'Université de La Manouba, préfacé par le professeur Habib Kazdaghli, historien et doyen de l'Université de La Manouba, traite de la période la plus riche et le plus florissante que la Sicile ait pu connaître : la domination arabo-normande. La présentation du livre paru aux éditions MC aura lieu le vendredi 14 février à 17h00 à la librairie Millefeuilles de La Marsa. «J 'ai voulu entièrement dédier ce livre à la femme tunisienne, à son courage et à son activisme, car la Tunisie, comme tous les pays méditerranéens, est un pays matriarcal et non patriarcal comme on peut le penser, dit Alfonso Campisi. C'est aussi un hymne à la paix et à la cohabitation pacifique des différentes religions, cultures, civilisations et langues». Ce livre, qui fait suite à «Ifriqiyya et Siqilliyya, un jumelage méditerranéen» (A. Campisi, Ed. Cartaginoiseries, Tunis 2009), invite le lecteur à un voyage à travers la Sicile normande, en analysant des textes historiques de voyageurs arabes qui nous décrivent l'ancienne terre d'Islam dans toute sa splendeur. «Que Dieu puisse rendre à nouveau la Sicile aux Musulmans !», déclame un refrain récurrent, et c'est compréhensible, en considération du progrès culturel, artistique, civilisationnel et architectural, apporté par la domination musulmane. La richesse que les Arabes ont laissée en Sicile, tombée aux mains des Chrétiens normands, appelés souvent «infidèles ou mécréants», se traduit ici à travers les morceaux choisis par l'auteur et puisés dans les témoignages des voyageurs musulmans et chrétiens qui ont été inspirés par l'île de la Trynacria, comme la Sicile fut appelée par les Grecs. Ces lectures révèlent l'amour que les voyageurs, musulmans en particulier, témoignent pour ce triangle de terre situé en plein centre de la Méditerranée. Un triangle qui n'a jamais été sous-estimé par les plus grandes et les plus anciennes civilisations qui ont dominé l'île, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Arabes et les Normands, et jusqu'aux dernières dominations avant l'unité de l'Italie: la bourbonne et l'aragonaise. La Sicile, grâce à sa position géographique stratégique entre l'Europe et l'Afrique, à son climat méditerranéen et à sa terre féconde, a attiré la sympathie, mais aussi la convoitise de tous les peuples qui ont sillonné la Méditerranée. D'un point de vue mythologique, la Sicile reste également légendaire. L'odyssée d'Ulysse en est un parfait exemple. Dans le livre il y a aussi une réflexion sur la religion. «Aujourd'hui, la religion est instrumentalisée pour s'opposer à toute forme d'évolution saine, la foi a cessé de rassembler, l'évocation de cette grandeur de la domination arabe et normande en Sicile, de cette profonde proximité civilisationnelle, laisse espérer une réconciliation avec cette expérience d'échanges entre l'Occident et l'Orient, entre les cultures musulmane et chrétienne de l'époque, répond Campisi. Sous les rois normands, une cohabitation pacifique et intelligente s'était instaurée et les trois grandes communautés, musulmane, chrétienne et juive, ont vécu ensemble, partagé leurs fêtes et construit conjointement leurs lieux sacrés. Fusion culturelle et affinités religieuses ont instauré un dialogue, devenu la devise et le cheval de bataille du roi Roger II de Hauteville. Ce grand empereur a voulu que les Musulmans et les Juifs restent en Sicile malgré leurs diversités culturelles très prononcées, car il voyait dans cette cohésion le fondement de son succès. Idriss et Ibn Jubayr découvrent ce syncrétisme dans les usages alimentaires des trois communautés et en font des descriptions anthropologiques passionnantes». Cette période, la plus riche de l'histoire de la Sicile, a été balayée par la domination espagnole aragonaise, qui a vu le triomphe du tribunal de l'Inquisition au nom d'une hypocrisie religieuse sans précédent. Une période noire de l'histoire de la Sicile, un exemple funeste d'une décadence obscurantiste où l'Etat se mêle de la foi de ses ouailles et le religieux et le politique se confondent, comme c'est le cas aujourd'hui d'une frange obscurantiste de la société tunisienne qui réclame, toujours au nom de la religion, un retour au Moyen Age. «Je suis tenté de comparer, à tort peut-être, l'époque de Roger II à celle de La Goulette des années antérieures à l'indépendance de la Tunisie, où Musulmans, Juifs et Chrétiens vivaient ensemble sans conflits, partageant sans difficultés leurs fêtes sacrées comme le Ramadan, Noël, la procession de la Vierge de Trapani ou la Pâque juive, ajoute Alfonso Campisi. Ces échanges, complètement absents dans les sociétés d'aujourd'hui, occidentales comme orientales, gangrenées par le nouveau pouvoir quelque peu exalté, étaient pourtant la base vitale de la réussite de la culture et de la civilisation musulmanes et chrétiennes de l'époque. Un vide intellectuel caractérise les temps modernes. Le cerveau humain a été spolié intentionnellement et réduit à un cumul de détritus désordonnés. La crise économique, les incertitudes et les désespoirs, la perte de toutes sortes de valeurs pourraient en être une explication. L'Homme trouve désormais refuge dans la religion, seul élément qui le rassure et la religion devient à son tour l'instrument de lutte incontournable contre toute forme d'évolution culturelle, scientifique, linguistique...». Rappelons que Roger II avait voulu impérativement privilégier le syncrétisme culturel et religieux et le dialogue interculturel et inter-linguistique ; Idriss, Ibn Jubayr et d'autres allèrent davantage dans ce sens dans leurs descriptions anthropologiques passionnantes. «Tout en étant philologue et spécialiste de la Sicile et de la langue sicilienne, mais Tunisien dans l'âme, conclut Alfonso Campisi, je veux dédier ce livre à toutes les femmes tunisiennes qui ont lutté et continuent à lutter afin que la démocratie s'installe en Tunisie et qui croient en la richesse du mélange culturel, religieux et linguistique dont la Tunisie est fière».