70% des Tunisiens vivaient à la campagne en 1970. Ils ne sont plus que 39% aujourd'hui * La campagne perd annuellement près de 500 hectares de terres souvent cultivables * Rencontre avec deux géographes chercheurs : Le taux d'urbanisation en Tunisie : 65% en 2009 et 80% en 2025 ! C'est une réalité indéniable : nos campagnes s'urbanisent chaque jour un peu plus. Les indices qui le confirment sont nombreux. L'introduction des commodités de base dans les campagnes (alimentation en eau potable et en électricité) ont métamorphosé la majorité des provinces tunisiennes. Le taux de desserte en eau potable est aujourd'hui de 97% ; 80% des foyers sont branchés à un réseau d'assainissement et l'électrification rurale est pratiquement achevée. Selon une enquête de la STEG, le taux de réussite est passé de 40 et 50 % à 60 et 70% dans les zones rurales grâce à l'utilisation généralisée de l'électricité. Les centres ruraux de santé en ont profité également puisqu'ils sont désormais équipés de réfrigérateurs, négatoscopes, stérilisateurs, ventilateurs, chauffages, radios, télévisions, vidéos etc. Les ateliers de couture et les salons de coiffures sont de plus en plus nombreux dans les villages et de nouvelles activités commerciales et industrielles y ont vu le jour : épiceries, boucheries, débits de tabac, taxiphones, poulaillers, lapinières, huileries modernes, petites industries agro-alimentaires, installations frigorifiques, silos... L'éclairage extérieur contribue pour sa part à la sécurisation des campagnes contre les vols et les attaques des animaux dangereux. La couverture en réseau téléphonique numérisé est de 100% pour les lignes du GSM. Les gens construisent au béton des villas et de petits immeubles et possèdent au moins un deux-roues pour se déplacer. Les pistes conduisant aux villages sont pour la plupart stabilisées ou asphaltées, ce qui permet une plus grande mobilité entre la ville et sa province. Le transport est assuré par les petits ou grands taxis à des fréquences régulières ; et à certaines heures de la journée ou le jour du marché hebdomadaire, les arrêts de ces voitures sont encombrés de monde exactement comme le sont en ville les stations de bus aux heures de pointe.
Les gourbis de la ville Il n'empêche que la population rurale ne cesse de diminuer : alors qu'en 1970, 60% des Tunisiens vivaient à la campagne, les ruraux ne représentent aujourd'hui que 39% de la population globale. L'agriculture n'emploie plus que 18% des actifs et annuellement les provinces perdent près de 500 hectares de terres souvent cultivables. C'est que l'espace urbain s'agrandit continuellement jusqu'à parfois rayer les frontières entre la ville et la campagne. En 2006, la Tunisie comptait 6,5 millions de citadins, ils seront 9 millions à habiter les villes l'année prochaine. Aujourd'hui, l'espace urbain tunisien occupe 70.000 hectares, soit 0,43 % du territoire ce qui veut dire en d'autres termes que chaque citadin dispose de 100 mètres carrés. Parallèlement à cette poussée urbaine, on constate dans plusieurs cités, l'attachement des provinciaux installés en ville à leurs habitudes et activités rustiques qu'ils transforment souvent en sources de revenu. L'élevage d'animaux de basse-cour ou de ferme est pratiqué sans que des espaces lui soient réservés sur le lieu d'habitation. C'est pourquoi il devient fréquent de rencontrer sur les bords des routes ou dans les aires libres et les espaces verts de la ville, des vaches, des moutons ou des chèvres paître sous l'œil vigilant d'un chien de garde ! Les maisons construites anarchiquement dans plusieurs zones urbaines du pays et dont une bonne partie reste inachevée faute de moyens ressemblent plus à des taudis avec cette seule différence qu'ils sont construits avec des briques et du ciment. Après la « dégourbification » des campagnes, il faudrait peut-être penser aujourd'hui à la lutte contre la « taudification » des villes ! -------------------------------------------- Rencontre avec deux géographes chercheurs : Le taux d'urbanisation en Tunisie : 65% en 2009 et 80% en 2025 !
Au sujet des deux phénomènes constatés, nous nous sommes entretenus avec MM. Noureddine M'hidhi et Habib Jelalia, deux géographes chercheurs de Tunis, qui nous ont éclairé sur la nouvelle politique spatiale en Tunisie, sur la métamorphose relative que connaît la campagne tunisienne et sur l'avenir des zones urbaines et rurale dans notre pays. Les deux universitaires étant d'accord sur l'ensemble des points soulevés et pour que l'entretien gagne en clarté et cohérence, nous avons choisi de rapporter leurs propos sans différenciation d'énonciateur. « De nos jours, il serait anachronique de parler de déséquilibre régional, d'exode rural ou de politique d'aménagement du territoire. C'est une phase de la politique spatiale tunisienne qui est abandonnée depuis le VIIIème Plan. Il est désormais question de mobilité spatiale, on cherche davantage à rentabiliser tous les espaces où qu'ils soient situés, en ville ou à la campagne. L'objectif étant de multiplier les foyers productifs, on va vers l'exploitation maximale de l'espace. C'est dans ce cadre, que banques, organismes et sociétés se tournent vers les campagnes et investissent dans divers projets implantés en milieu rural. Profitant d'un coût de production moins élevé que dans les milieux urbains, les entreprises industrielles de l'agro-alimentaire, les sociétés de mise en valeur des terres, et les promoteurs du tourisme rural ont changé le milieu provincial et lui ont conféré de nouvelles fonctions. La prolifération des résidences secondaire a également contribué à la nouvelle configuration des campagnes tunisiennes. Les Programmes de développement rural intégré (P.D.R.I.) s'inscrivent aussi dans la politique de rentabilisation des espaces. Il reste à savoir néanmoins si ces projets et réalisations ont résorbé le chômage dans les campagnes et contribué réellement à leur essor économique, ce n'est pas évident ! On a par ailleurs multiplié les conseils de village dont certains ont donné naissance à des conseils municipaux suite à l'agrandissement et à l'urbanisation du site qui relevait de leur autorité. Un autre fait important est à signaler : il concerne les frontières qui s'estompent de plus en plus entre les villes et les campagnes environnantes, si bien qu'il n'est plus facile d'établir les limites de chaque zone. Le pourcentage actuel des terres fertiles grignotées par les zones urbaines se situe chez nous, entre 20 et 25 %. De plus, le taux d'urbanisation est de 65% et l'on prévoit qu'en 2025, il atteindra les 80%. C'est dire tout simplement que notre avenir comme d'ailleurs celui de l'humanité sera urbain, et qu'à la place du blé, il y aura plutôt du béton ! L'urbanisation de nos campagnes y a tout naturellement introduit les nuisances de la ville et l'on devrait craindre le pire pour l'environnement en particulier. » La campagne en ville « Cela dit, nous ne devons pas oublier le phénomène inverse, à savoir la tendance manifeste des villes tunisiennes à se « ruraliser ». De nombreux comportements des citadins évoquent le milieu rustique : par exemple l'abattage des moutons dans les immeubles, la préparation dans les cours ou sur les toits des maisons du pain de campagne connu sous le nom de « tabouna », l'élevage de volaille et de moutons et surtout le rassemblement en communautés de la même famille ou de la même région pour élire domicile dans un même quartier , phénomène contraire au principe de l'anonymat caractéristique de la vie en milieu urbain. D'autre part, les grandes villes tunisiennes ne se définissent plus selon un centre unique autour duquel gravitent divers sites périphériques. Actuellement, dans une ville comme Tunis, il est difficile de situer le centre-ville, tant les repères du même genre se sont multipliés ! En fait, la mutation ne doit pas nous alarmer outre mesure parce qu'elle peut profiter aux habitants ; une nouvelle stratégie de développement durable est actuellement expérimentée en Amérique Latine pour encourager l'agriculture urbaine et ce en exploitant les espaces verts des villes comme aires cultivables. Les déchets et les eaux usées sont recyclés et rentabilisés dans le cadre de la même activité.» L'avenir sombre des campagnes « Quel avenir pour nos campagnes ? Ce n'est plus une question prioritaire : la tendance officielle actuelle est de renforcer la façade littorale du pays et plus particulièrement la zone qui va de Bizerte à Mahdia. L'exode vers les grandes villes côtières ne dérange plus personne, au contraire la mobilité des habitants est facilitée notamment grâce au renforcement de l'infrastructure routière. Les autres villes de l'intérieur sont censées fournir la matière première et la main-d'œuvre dont a besoin l'espace mondialisé qu'est devenu le littoral tunisien. Si telle est la nouvelle politique en matière de gestion de l'espace national, les habitants des zones rurales doivent à l'avenir compter sur eux-mêmes pour développer leurs régions. Pourvu qu'ils surmontent les multiples écueils financiers, fonciers, techniques ou naturels qui se dressent devant eux. La campagne est réellement menacée et il n'est pas excessif de parler de crise rurale imminente : aux difficultés administratives se rattachant à la propriété de la terre exploitée et à l'obtention et au paiement des crédits, s'ajoutent en effet des problèmes de commercialisation des récoltes, une pénurie d'eau et le fléau de la désertification ! » Propos recueillis par Badreddine BEN HENDA