Etait-ce le fait du hasard que le mois de mars fut un mois fatal pour la Tunisie ? Car, ce fut pendant ce mois que se décida la colonisation du pays en 1881 par la France qui signa soixante-quinze ans plus tard, au même mois de mars 1956 la convention proclamant l'indépendance totale de la Tunisie. Ce mois était propice tout autant pour envahir le pays, que pour le libérer. Il est vrai qu'en ce mois qui annonce le printemps et le beau temps, tout le monde se réveille de la torpeur imposée par le froid de l'hiver où la plupart des gens sont comme en hibernation. Cependant, ce n'est pas essentiellement à cause du climat qui peut du reste, avoir son influence sur les caractères et les esprits. En effet, c'était plutôt lié à la conjoncture politique et sociale du moment. Le phénomène était beaucoup plus remarquable en mars 1881 qu'en mars 1956. Il est vrai que la conjoncture était également favorable en 1956 pour la décision de sa libération. Mais le choix du mois était cette fois-ci fait par les deux partis à la convention, un choix libre et délibéré, mais peut-être aussi symbolique à plus d'un titre. Car, en mars 1881, c'était une décision unilatérale et irréversible prise par le colonisateur, incité par plusieurs facteurs à l'époque. Déjà, l'Angleterre, en contrepartie de son occupation de Chypre, offrit l'occasion à la France pour occuper Tunis. Au congrès de Berlin en 1878, Lord Salisbury, ministre anglais des Affaires étrangères, déclarait à Waddington, son homologue français : « Prenez Tunis si vous voulez, l'Angleterre ne s'y opposera pas... Vous ne pouvez laisser Carthage aux mains des Barbares ! ». D'autant plus que l'Angleterre avait changé d'attitude à l'égard de l'Empire ottoman, en cessant de défendre son intégrité, comme elle l'avait fait auparavant, notamment contre la Russie en 1840, dans la guerre de Crimée. En réalité, l'Angleterre se tourna vers l'Egypte afin d'exploiter l'ouverture du canal de Suez. La France saisit cette occasion et la fin du congrès de Berlin, mais devait exercer son influence sur le Bey qui comptait encore sur l'appui de l'Empire ottoman. Cependant, celui-ci qui s'était considérablement affaibli après la débâcle de Navarin, ne pouvait pas faire grand chose et il était de toutes façons sous-estimé par tous les Européens et abandonné surtout par les Anglais. La France entendait agir rapidement et doublement, tant par une offensive militaire que par une pression sur le Bey. Le Consul Roustom, écrivait à son ministre des Affaires étrangères, pour répondre à une de ses lettres dans laquelle il s'inquiétait de la réaction du Bey et se demandait si celui-ci pouvait résister : « La résistance du Bey ne pourrait être bien considérable car il n'y a pas d'armée régulière en Tunisie ». Revenant à la charge, le ministre français des Affaires étrangères écrivit encore à son consul pour lui dire de suspendre les démarches et lui faire remarquer que « dans l'état surexcité des Musulmans en Tunisie, il serait imprudent de presser des solutions qui fourniraient un nouvel aliment de fanatisme ! ». D'autant plus que l'Empire ottoman se considérait comme l'Empire d'Islam, et à ce titre, il était de son devoir de protéger toute terre musulmane. Il se prépara pour charger Nazil Pacha, gouverneur de Tripolitaine, d'envoyer un pavillon en Tunisie via Malte, en vue de prêter main forte au Bey. Mais la France était certaine que le sultan ne pouvait pas le faire pour des raisons tant d'ordre politique que stratégique. Il était effectivement pris entre le marteau et l'enclume, voulant, d'une part, assurer encore son hégémonie sur les pays du Maghreb, dont la Tunisie, mais essayant, d'autre part, de ménager ses relations avec les pays d'Europe et comptant encore sur l'aide de l'Angleterre. Dans cette conjoncture, où des facteurs d'ordre politique s'ajoutaient à des facteurs d'ordre économique et social, la France décida, en mars 1881 de l'imminence de l'occupation de la Tunisie, en mettant à exécution le plan qu'elle s'était fixé. Le Baron De Coursel, directeur des Affaires politiques françaises avait convaincu Gambetta, le président de la Chambre des députés de la nécessité d'une intervention militaire en Tunisie. En effet, celle-ci mettait le Bey devant le fait accompli, pour l'obliger à signer le traité du Bardo, sciant, ainsi, la branche sur laquelle il était assis pour choir dans les griffes des occupants.