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Et si le féminisme était aussi enchanteur que la musique… Salon du Livre de Paris - Rencontre avec Nancy Huston et Sofi Oksanen : La Femme face à l'Histoire
De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - Deux femmes écrivains interrogent l'Histoire à partir de la place qui est la leur, la place à laquelle les sociétés, les guerres et les horreurs du monde les auront reléguées. Deux femmes écrivains dans la lumière, et qui parlent comme parlent les blessures. La franco-canadienne Nancy Huston et la Finlandaise d'origine estonienne Sofi Oksanen se lisent et lient d'amitié. Nancy Huston est une amie de la Tunisie. Son dernier livre « Infrarouge », qu'elle présente et signe au Salon du Livre, était d'abord sorti en Tunisie, en mai 2010. Ce sont toujours des histoires de femmes, évidemment, mais si ces femmes aiment, elles aiment les hommes, malgré toute l'horreur dont ils ont été capables à travers l'Histoire, et qu'ils continuent de répandre sporadiquement. De même, et avec un peu moins de tendresse, la Finlandaise Sofi Oksanen, âgée de trente-quatre ans, met le doigt sur les blessures corporelles des femmes et montre là où se déchire l'âme à jamais sous le coup des violences. Son dernier livre, « Purge » (2010, Stock), n'a laissé ni journalistes ni lecteurs indifférents ; lauréat de plusieurs prix aussi bien en Finlande qu'en France, que dans toute l'Europe, ce livre est « une pure merveille » selon Nancy Huston, qui a été l'une des premières à le défendre. Et pour cause, ce livre, dont la presse dit unanimement qu'il est superbement écrit et traduit, repose sur un demi-siècle de violences, montrant « le corps de la femme comme archive vivante ». C'est aussi un livre sur la peur, sur la culpabilité. « Le point de départ, explique Sofi Oksanen, c'est quand j'ai appris que, dans les années 1980, durant la guerre des Balkans, il existait des camps de concentration rien que pour pratiquer le viol sur des femmes, et la prise de conscience que ces violences continuent à être exercées indéfiniment à travers le monde. Les traces laissées sur le corps par de telles violences restent beaucoup plus longtemps qu'on ne le penserait. Quand quelqu'un subit une violence, il a du mal à en parler, il n'y a pas de mots qui soient à la hauteur de ce traumatisme. C'est pour cela que j'ai voulu donner les mots à ces femmes… » C'est le même genre de violences dont parle Nancy Huston dans « L'empreinte de l'ange » (1998, Actes Sud). Elle précise : « Safi est une Allemande qui arrive à Paris comme un zombie, à cause de toutes les violences sexuelles qu'elle a subies toute petite au moment de la ‘‘libération'' de Berlin en 1945. 300.000 Allemandes au moins avaient été violées par des Soviétiques arrivés à la fin de la guerre. Je pense que c'est important que la littérature, en particulier, s'approprie ce sujet-là, car elle a la capacité de raconter les choses différemment que le féminisme, c'est-à-dire sans être dans la dénonciation, l'analyse hâtive et les revendications. De même en ce qui concerne les camps pour le viol des femmes dans les Balkans ; on s'est toujours étonnés de ce que l'être humain était capable de faire, mais malheureusement les viols de guerre sont des phénomènes qui ont scandé le sort de l'Humanité depuis ses débuts. » Entre littérature et histoire, musique et féminisme Sofi Oksanen évoque aussi la nécessité qu'il y a à faire parler la littérature sur ce genre de sujet, pour compléter les documents historiques et l'engagement des féministes. Admirant l'œuvre de son aînée, elle relève les points communs qu'il y a avec sa propre écriture, elle qui écrit le silence, tout comme ce que fait Nancy Huston dans « L'empreinte de l'ange ». « Ce livre est une histoire sur le silence, analyse-t-elle, une histoire de femme qui est souvent une histoire de silence. Nancy parle de la perte du combat avec la réalité ou du monde extérieur de la personne. Et elle décrit très bien la façon dont s'opère le réveil de la personne qui doit reprendre contact avec le monde extérieur à travers l'amour. Et c'est là, je pense, que la musique occupe une place importante ; c'est une façon de décrire l'indicible. La musique est le moyen d'expression de l'emprisonnement, quand il n'y a pas de mots. Comment communiquer avec le monde quand les mots manquent ? C'est ce que je cherche à faire en essayant de créer un langage musical. » « Une musique dont on rêverait, quelque chose d'entraînant, de concret, de rythmé », ajoute Nancy, dithyrambique. Cette musique est ce qui fait que la douleur des deux femmes dans le roman de Sofi Oksanen, de générations différentes, devient commune, un peu comme une chanson scandée en chœur… Mais peut-on dire que ce mimétisme musical dans la littérature est une tentative de travestir un certain discours féministe dans les romans des deux femmes ? « Est-ce que le prisme de la femme fait de ce livre une œuvre féministe ? s'interroge Sofi Oksanen. Ce n'est pas forcément nécessaire de les définir ainsi ; je le suis, sûrement, mais je ne sais pas pour mes œuvres. En tout cas, je suis pour l'égalité. En Finlande le terme ‘‘féminisme'' est devenu une sorte de gros mot, et ce n'est qu'avec le temps, après avoir insisté à ce que le mot ‘‘féminisme'' soit cité en quatrième de couverture de mon premier roman, en 2003, que ce terme n'était pas flattant. » Et Nancy d'abonder dans le sens de sa cadette : « Il ne faut pas que les romans soient quelque chose –iste que ce soit. Il ne faut pas qu'il y ait d'idéologie, aucune tentative de conviction, ce serait un mauvais départ. J'ai une histoire féministe, sûrement, j'ai beaucoup manifesté, et c'est ce qui constitue mon identité ; mais je n'aime pas du tout que l'on exacerbe la différenciation des sexes (les hommes sont des monstres, alors que les femmes sont des victimes) ni l'étude des genres qui dit que, au fond, il n'y a pas de différence entre les sexes… Je suis convaincue qu'il y a ‘‘vraiment'' une différence. Ce n'est pas la même chose que d'être violée et de pouvoir violer. La littérature a pour tâche d'entrer dans les corps et les esprits des gens… En tant que femme, j'aime aussi me glisser dans le corps des hommes, pour le meilleur et pour le pire. » Voilà qui a l'art de déstabiliser, exactement comme les romans de Nancy Huston. Il ne peut y avoir de meilleur discours féministe que celui-ci, et les femmes, peu lues par les hommes, pourront continuer ainsi à rallier de plus en plus de lecteurs du sexe opposé, du sexe honni mais adoré.