Les films poignants sont paradoxaux : d'abord, le coup de poing, puis le coup de cœur. Hors-la-loi, le film-événement de Rachid Bouchareb, excelle dans ce modus operandi. Le début est particulièrement douloureux. Comme l'histoire de l'Algérie et, par-delà, celle des trois pays du Maghreb historique. La France coloniale dépossède le fellah. Là-bas, loin, très loin, dans l'arrière-pays du bled, aux confins de la misère tenace et de l'indigence généralisée. Algérie années 1920. Le père de Saïd (Jamel Debbouze), Messaoud (Roschdy Zem) et Abdelkader (Sami Bouajila) est exproprié de ses terres au profit d'un colon. Notification lui en est faite par un caïd aux ordres, flanqué tel un roquet de patrouille, de gendarmes français. Les trois enfants sont hauts comme trois pommes. Ils assistent, dans l'innocence tragique et confuse de l'enfance, à la détresse du père, à la calamité de la mère. Le ressentiment tisse sa toile émaillée de rage et de haine. N'en pouvant guère, toute la famille prend son paquetage. File sur les chemins d'infortune. Ils atterrissent à Sétif. Vingt-cinq ans plus tard, c'est le 8 mai 1945. Scènes de liesse à Paris libéré de l'occupation allemande. À Sétif, les Algériens se rappellent au bon souvenir des Français. En invoquant qui plus est la devise de la République française : égalité (des droits). La soldatesque, les colons et les milices paramilitaires français ont la gâchette facile. La répression dégénère en massacre général. Des dizaines de milliers de civils algériens tués. Un passage au fil de l'épée digne des moments les plus sombres de l'histoire de l'humanité. Le père et les sœurs des trois gosses sont sauvagement assassinés. Abdelkader est transféré en France pour y être emprisonné. Quelque temps après, Saïd tue le caïd pour venger les siens. Il emmène sa mère et s'installe à Paris. Il plonge dans la pègre, seconde un proxénète. Messaoud est enrôlé dans les troupes françaises qui iront mordre la poussière en Indochine. Abdelkader et Messaoud, libérés chacun à sa façon, rejoignent le gourbi familial de Nanterre. Abdelkader est un fervent partisan du FLN. Aidé par Messaoud, il prend le pouvoir au sein de la communauté algérienne de France. Jusque-là, elle était amorphe, sinon blackboulée entre les séides de la division interne. Saïd, lui, est toujours plongé dans son univers sulfureux de danse, de boissons, de gros cigares et de boxe. Le film devient dès lors une véritable mise en abîme. Une descente aux enfers dans l'univers parisien. Répression et contre-répression, révolution et contre-révolution. Destins sourds dans des trajectoires aveugles. Destins broyés dans le démentiel cours de l'histoire écrite en lettres de fer et de sang. Ici, tout un peuple (les Algériens) reprenant peu à peu les rênes de son destin. Un peuple qui porte le combat au cœur des forteresses prétendues inexpugnables de son ennemi. Cela le mènera à l'indépendance. Là, une France militaro-archaïque fourvoyée par son délire d'oppression et de grandeur. Une France qui, par une étrange grimace de l'histoire, se fait la digne héritière des méthodes de l'armée allemande qui l'avait occupée. Le pays, chantre par excellence des droits de l'homme, se rabaisse bien en deçà de ses idéaux sinon effectifs du moins énonciatifs de liberté, d'égalité et de fraternité. Cela la mènera à la décadence. Et cela donne surtout, au bout du compte, un film sur l'identité et les racines. Il n'y a guère beaucoup d'introspection psychologique. Mais il y a beaucoup de psychologie de l'époque. Et l'on se surprend à dévider les écheveaux du présent à travers les ficelles de l'embrouillamini du passé. Que de péchés originels, que de séquelles malheureuses. Que de blessures, de fantômes têtus, de morts non exorcisées et de deuils impossibles. A défaut d'un travail salvateur sur la mémoire, beaucoup de Français n'en finissent pas de refouler, d'épancher en profondeur la réflexion sérieuse sur la dérive coloniale en général et la guerre d'Algérie en particulier. On comprend pourquoi nombre de Français sont si prompts à pousser des cris d'orfraies dès lors qu'il s'agit de guerre d'Algérie. A leurs risques et périls. Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, est un véritable film hollywoodien tourné en Tunisie. Bouchareb met la caméra dans la plaie. Un coup de poing ? Assurément. Un coup de cœur ? Salutairement. Salut l'artiste. Tes paradoxes, on en redemande.