En novembre passé, le magazine français "Sciences Humaines" a fêté ses vingt ans. Belle occasion de lui souhaiter bon anniversaire et d'en dire plus, sinon mieux. Dans le panorama éditorial, Sciences Humaines représente une heureuse singularité. Depuis son premier numéro (novembre 1990), ce mensuel fondé et dirigé par Jean-François Dortier ne s'est proposé, ni comme une revue spécialisée dédiée à une discipline et s'adonnant exclusivement à des professionnels, ni encore comme une revue de synthèse qui prétendrait épuiser ses thèmes ; ni enfin comme une revue de vulgarisation où se lirait le feuilleton éducatif de la science. Sciences Humaines participe des trois. A ses débuts et au regard de son projet, on pouvait douter de l'audience et même de la longévité d'une revue qui prétendait se mêler de tous les sujets d'actualité sociale et les exposer clairement au grand public sans promouvoir un point de vue doctrinal ou élire une discipline contre toutes les autres. Pourtant, non seulement la revue a dépassé les 20 ans d'existence mais encore l'équipe qui l'anime a déployé son programme en créant des collections d'ouvrages de référence, des hors-série et des publications trimestrielles qui sont autant de formats dans lesquels se manifeste le constat, que malgré leurs subdivisions disciplinaires, malgré les querelles d'écoles, malgré les concurrences entre institutions, malgré un jargon parfois artificiel, les sciences sociales et humaines intéressent un large public et participent à la compréhension des enjeux de la vie en société. Pour mieux distinguer ce qui fonde l'originalité et l'assise de l'entreprise Sciences Humaines, il convient de rappeler brièvement la morphologie de ces sciences dont elle traduit l'ambition fondatrice et recombine le savoir dispersé. Leur projet de fonder une grande théorie du savoir universel sur l'homme en société s'est heurté au mur de la réalité : la confrontation à la diversité, aux changements complexes des sociétés qui ont produit les sciences sociales et aux dénégations patientes et décalées que leur opposent les sociétés étudiées, s'est soldée par l'abandon malheureux du principe d'une raison unique. Dès lors, le terrain était davantage propice pour qu'émerge une collection de disciplines tout autant appliquées à borner un aspect des choses sociales qu'à démontrer leur autonomie, le droit souverain d'élire leurs membres, leur utilité sociale. Rappeler désormais que la science sociale naît du pari d'ériger un système unifié de la connaissance des phénomènes humains est devenu malséant. Ce serait comme s'appesantir un peu facilement sur une erreur de jeunesse idéaliste. Victime d'une illusion congénitale ou d'une crise aiguë de croissance, fallait-il renoncer à la science sociale et à ses subdivisions chaotiques ? L'aventure Sciences Humaines nous a bien confirmé que non, en affirmant la richesse et la diversité des productions que ce savoir distribue et apparie depuis plus d'un siècle. Celui-ci atteste qu'il est une science, sur un registre propre, c'est-à-dire une science liée à son objet, à des conflits idéologiques, à des moments politiques, à des institutions, à des pratiques, à des fondements et à des renouvellements. Pour obtenir droit de cité aux côtés de l'art, de la philosophie, des sciences “ exactes ” et les autres « jeux intelligents », il fallait bien que la science sociale admette être travaillée par plusieurs raisons. Au lieu de les opposer, Sciences Humaines a pris le parti de les valoriser. Dès lors, elle a montré que ce qui a changé est la gestion de l'objectivité et les prétentions plus ou moins autoritaires à monopoliser l'énonciation de la vérité des sociétés et les hommages qui en découlent : l'objectivité des sciences sociales de Sciences Humaines est négociée, elle est sociale. Le magazine nous dit que c'est justement parce qu'elles sont des connaissances en train de se faire que les sciences humaines conservent l'intérêt renouvelé de publics divers en une période où les systèmes de croyances s'affichent en concurrents et où la technique laisse entrevoir un progrès ambigu.