A l'origine du présent article, trois souvenirs de faits sociaux dont deux sont contemporains de notre Révolution. Le premier est relatif à un fait divers rapporté l'été dernier sur les colonnes du Temps : il s'agit de l'arrestation et de la condamnation d'un couple de jeunes gens « surpris » sur une plage de la banlieue en train de flirter. Le garçon était encore étudiant. Ensuite, nous nous sommes aussi rappelé les attaques menées en février dernier par des extrémistes religieux contre certaines maisons closes du pays. La troisième réminiscence concerne deux slogans écrits sur les murs de la Place de la Kasbah lors du deuxième sit-in organisé devant le siège du Gouvernement : les manifestants avaient alors repris au mouvement de mai 68 le fameux cri « Interdit d'interdire » et la non moins célèbre formule « Soyez réalistes, demandez l'impossible ! ». Ces trois évocations nous ont amenés à la question cruciale suivante : jusqu'où notre Révolution irait-elle dans l'ébranlement, voire dans la transgression des tabous ? Depuis le 14 janvier dernier, la majorité du peuple tunisien continue de franchir plusieurs lignes rouges d'autrefois, notamment dans le domaine de la politique. En ce moment, le débat est ouvert au sujet de certaines questions religieuses naguère interdites ou qu'il fallait aborder avec prudence et discrétion. C'est justement le propre d'une révolution libératrice de briser les chaînes dont on muselait ses hommes. En mai 68, la remise en question ne visa pas que le système du gouvernement en France, ne se contenta pas de « profaner » de Gaulle, cet autre Père de la nation française ; on ne revendiqua pas seulement des réformes sociales ou des augmentations salariales. Ce grand mouvement contestataire alla beaucoup plus loin : les jeunes qui le déclenchèrent appelèrent à « changer la vie ». Et petit à petit, ils en sont arrivés à revendiquer des libertés « embarrassantes » pour leurs aînés : comme la mixité dans les établissements scolaires, le droit pour les garçons d'accéder aux internats et foyers universitaires des filles, le port du pantalon pour ces dernières. Une nouvelle vision des relations homme-femme s'imposa progressivement. L'amour, la sexualité, l'homosexualité bénéficièrent à leur tour de cette émancipation fulgurante. De quoi demain sera-t-il fait ? En Tunisie, c'est peut-être trop tôt pour notre Révolution de se consacrer à un tel sujet ; le social et le politique priment actuellement les questions relatives à nos mœurs sentimentales et sexuelles. Mais déjà, la crainte se répand dans le pays que nos acquis en matière d'émancipation et de libertés individuelles ne soient pour de vrai menacés. Pas seulement par les extrémistes religieux mais également par d'autres intégristes politiques et idéologiques qui briment ou pervertissent à leur manière toutes les velléités libertaires, entre autres bien sûr celles qui ont trait aux choses de l'amour et du sexe. Le régime qui succèdera à la dictature de Ben Ali saura-t-il conserver les libertés individuelles acquises ces 60 dernières années ? Nous en concèdera-t-il de nouvelles ? Ou bien reconduira-t-il les tabous et les interdits d'antan pour encore les raffermir ? La nouvelle justice jettera-t-elle en prison, elle aussi, un jeune garçon et une jeune fille pour un baiser échangé sur la plage ? Osera-t-on demain introduire l'éducation sexuelle dans les lycées et à l'Université ? La famille, l'école et la société contribueront-elles à un réel épanouissement physique, intellectuel et sentimental des jeunes ? Comment se comportera-t-on avec les couples libres ? Parlera-t-on encore de « concubinage » à leur sujet ? La polygamie est-elle envisageable sous le prochain régime ? En ce qui concerne les couples mariés, la loi évoluera-t-elle vers une parité totale entre le mari et la femme ou bien restaurera-t-elle la suprématie de l'époux ? Que prévoit-on contre l'adultère, contre le nombre croissant de divorces et contre la prostitution ? En bref, quelles « lignes rouges » la future équipe dirigeante tracera-t-elle à propos de ces questions autrefois gênantes ; et où s'arrêteront ses concessions et ses libéralités ? Mais encore une fois, qu'on ne croie surtout pas que nous faisons allusion aux seuls candidats islamistes ; certaines formations prétendument de « gauche » sont encore plus bornées sur le sujet que les conservateurs les plus radicaux. Si vraiment notre Révolution vise elle aussi à « changer la vie », elle ne doit succomber à aucune mouvance rétrograde. A moins que la jeunesse tunisienne qui l'a déclenchée ne choisisse de remettre son sort aux mains d'un nouveau derviche qui, au lieu de l'émanciper, la constipe et la dissipe ! Polémique Deux universitaires tunisiens ont bien voulu s'exprimer sur notre sujet ; il s'agit de Dorra Ben Alaya et Chaouki Bouanani. Voici ce qu'ils en pensent :
Dorra Ben Alaya (psychologue) : « La liberté est un tout indivisible ! » « Il me semble que les conditions qui ont amené notre révolution sont les mêmes qui nous amèneront aujourd'hui à réfléchir sur les libertés individuelles. En fait, ce qui s'est passé chez nous, c'est la remise en question d'un fondement de l'ancien régime, à savoir la soumission à l'autorité. Symboliquement, nous avons assisté à un meurtre du Père. Pas seulement en renversant Ben Ali ; mais la campagne des limogeages qui s'en est suivie entre dans le même « sacrilège » ; nous avons vu aussi des jeunes s'attaquer à leurs aînés. Cela traduit indiscutablement un désir de s'affranchir de l'autorité politique et patriarcale. Avec cette révolution, les valeurs du conformisme social ne sont plus de mise et la nouvelle organisation de la société a placé l'individu, plutôt que la communauté, au centre de l'intérêt et des préoccupations. Cela va de pair avec l'idée que la liberté est un état naturel de la personne humaine. Mais le problème aujourd'hui, c'est que certains se situent sur une échelle morale pour évaluer la portion de liberté dont on doit jouir. Or, la notion de liberté ne s'oppose pas à la morale ; mais à l'aliénation. C'est pourquoi il est nécessaire de rappeler que la liberté est indivisible, parce qu'être libre à moitié c'est être aliéné à moitié aussi. On ne peut donc pas parler de juste milieu, de demi-mesure à propos de liberté. La liberté n'est pas non plus opposée à la responsabilité ; mais les deux notions doivent aller de pair. La responsabilité est l'une des valeurs associées à la liberté, au même titre d'ailleurs que le respect de l'autre, que la liberté de l'autre et qu'un certain nombre de devoirs. Si donc je pars de cette conviction que la liberté est un tout indivisible, cela implique le droit de choisir sa propre vie sexuelle, de se marier ou pas, de porter le niqab ou tout autre vêtement moins austère, d'opter pour le culte et les opinions qu'on veut. L'essentiel est de respecter la vie publique. Tout réside en effet dans le respect des libertés d'autrui. Je dirai pour finir que la limite de ma liberté individuelle se situe à la limite de la liberté de l'autre avec qui je vis. »
Chaouki Bouanani (professeur d'arabe) : «Notre morale arabo - musulmane reprendra le dessus » « La liberté absolue n'existe pas. Toute liberté est soumise à une ou à plusieurs restrictions. La notion de liberté est étroitement liée à son opposée, l'aliénation. Je préfère quant à moi parler de la liberté responsable qui suppose donc quelques limitations. Mais le problème est de savoir qui est habilité à imposer ces restrictions. En Tunisie, c'est la société avec son héritage culturel qui fixe les « lignes rouges » dont vous parlez. On ne peut pas se permettre (comme cela peut se concevoir dans les sociétés occidentales) de sortir nu dans la rue sans que cela ne paraisse comme un outrage à la bienséance d'autrui. On peut le faire chez soi ou à la rigueur dans un endroit discret ; mais pas en société où il ne faut pas provoquer les autres. Peut-être qu'avant la Révolution, que ce soit sous Bourguiba ou sous Ben Ali, les Tunisiens étaient forcés de tolérer certaines indécences qui passaient pour des signes d'émancipation. Dorénavant, le champ sera beaucoup plus restreint pour de telles libertés. Franchir les lignes rouges en politique, d'accord ; mais pas en morale sociale. Nous appartenons à une société arabo-musulmane qui a ses repères moraux. Certes la Tunisie est un cas spécifique dans le monde musulman en raison de sa plus nette ouverture sur la culture occidentale. Cependant, il faut maintenant laisser le choix à la communauté pour continuer à adopter les attitudes libertaires intruses ou les rejeter. Sans bien sûr que cela se fasse sous la contrainte de qui que ce soit ! »