38 ans après, nos étudiants continuent à commémorer le mouvement contestataire de février 1972. Mais la ferveur est-elle la même ? L'Université tunisienne se mobilise-t-elle aussi massivement pour célébrer cette date capitale de l'histoire du mouvement estudiantin sous nos latitudes ? La perception de l'action syndicale en milieu scolaire et étudiant n'a-t-elle pas radicalement changé ? Parle-t-on encore de « révolution » dans les Assemblées Générales de nos campus ? Le mouvement estudiantin est-il aussi soudé qu'il l'était dans les années 70 ? Il y a beaucoup à dire sur ce dossier complexe. C'est l'heure de dresser un sérieux bilan de ces quatre décennies d'activité syndicale à l'échelle de notre université. En attendant que les parties concernées s'y attèlent, nous avons effectué ce reportage qui, en dépit de ses limites, brosse un tableau édifiant sur les nouvelles réalités du mouvement estudiantin tunisien. Que reste-t-il de nos amours ! Vendredi dernier, c'était dans toutes les universités du pays la journée de commémoration du fameux mouvement de contestation estudiantine du 5 février 1972 qui constituait alors notre mai 68. Dans l'un des établissements de Tunis, l'occasion nous a été donnée de suivre pendant quelques minutes l'appel à une « assemblée générale», lancé par quelques étudiants activistes à l'adresse de leurs camarades de la même faculté. C'était tout simplement grotesque ! Un premier militant entama avec sa voix à peine audible son discours de mobilisation au milieu d'une cour presque déserte. Les étudiants qui étaient là n'accordaient aucun intérêt à ce qu'il disait. Quelques couples se tenaient dans un coin de la cour, un ou deux badauds ne faisaient que passer et, aux étages, les autres « camarades » attendaient d'entrer en classe. Un deuxième activiste prit alors la parole et parla plus fort que le précédent ; il monta même sur un banc de la cour et lança ses slogans dans toutes les directions comme s'il était en présence d'une foule noire d'étudiants. Au bout d'un moment et après l'intervention d'un troisième et d'un quatrième « crieur », le silence régna de nouveau sur la cour et quelques filles du même groupe militant se mirent à coller sur un mur de l'établissement les affiches prévues pour la célébration de la date historique du 5 février 1972. Compte-rendu historique plutôt partisan Les textes placardés rapportaient l'historique du mouvement estudiantin tunisien et s'attardaient sur la naissance de l'Union Générale des Etudiants Tunisiens (UGET). Là non plus, il n'y avait pas de public pour lire ce compte-rendu historique plutôt expéditif et partisan. Nous sommes passés et repassés plus d'une fois sur les lieux de l'affichage, nous étions les seuls à nous arrêter sur son contenu. Le même jour, nous avons demandé à d'autres étudiants de Tunis de nous décrire l'ambiance dans leurs établissements respectifs ; la réponse était quasiment la même : « ordinaire !». La commémoration passa donc presque partout inaperçue et sans les affichages collés ici et là, personne ne se serait rappelé la date du 5 février 1972. Peut-être nos étudiants se mobilisent-ils davantage en ce moment pour une autre journée désormais inoubliable du mois de février. La Saint Valentin, bien sûr... Badreddine BEN HENDA ------------------------------------------------- Entretien avec une militante de l'UGET : « Nous subissons un sérieux revers » Vendredi toujours mais en fin d'après-midi, nous eûmes un entretien très franc avec une jeune militante de « gauche » qui nous livra sa lecture personnelle de la situation au sein de l'UGET et nous parla de la participation féminine au mouvement. Vous ne nieriez pas, mademoiselle, l'affaiblissement continu de l'action syndicale estudiantine ? Nous en avons eu une preuve éclatante aujourd'hui à l'occasion de la célébration d'une date pourtant historique du Mouvement. « C'est vrai, nous subissons un sérieux revers en ce moment et cela s'explique à mon avis par deux facteurs : les luttes intestines entre les fractions composant l'UGET et l'absence de relève pour continuer l'action des syndicalistes arrêtés ou/et renvoyés de l'enseignement supérieur. La mobilisation s'en est tout logiquement ressentie. Ajoutez à cela le fait que depuis mars 2009, les instances dirigeantes du mouvement ne se sont réunies qu'une seule fois au local de leur organisation. On ne nous a pas facilité la tâche quant à la préparation du Congrès. » Est-ce que les militants d'aujourd'hui tiennent le même discours tapageur d'il y a quarante ans, ou bien ont-ils une autre perception du travail syndical ? Oh ! Vous savez, les slogans incendiaires qui appellent à la « révolution » et utilisent les grands mots (parfois inintelligibles) seront toujours repris par les courants extrémistes. Et il y en a malheureusement dans notre mouvement ! Mais je peux vous assurer que la majorité est beaucoup plus modérée. Elle défend les intérêts quotidiens de l'étudiant et milite pour rétablir le dialogue avec le ministère autour des questions cruciales qui touchent à notre présent et à notre avenir. Vous bénéficiez tout de même d'une marge et d'une liberté d'action dont ne disposaient pas vos aînés dans les années 70. Certes, mais c'est selon les périodes. Des fois, le climat est propice pour mener dans de bonnes conditions notre action syndicale; mais à d'autres moments, ce n'est pas le cas. Et c'est pendant ces périodes que les étudiants prennent les précautions. Plus personne ne veut connaître ce sort au sein de la base. Comment êtes vous perçue en tant que fille militante ; est-ce que votre genre vous pose quelques problèmes avec vos camarades ou avec votre famille ? J'ai la chance d'avoir un père compréhensif et qui ne m'interdit pas cet engagement dans l'action syndicale estudiantine. Toujours est-il qu'il me recommande la modération et me prévient constamment contre les excès d'impétuosité. Pour mes camarades, c'est rarement le cas, c'est pourquoi elles agissent dans une totale discrétion pour que leurs parents n'en apprennent rien ; autrement ils leur « couperaient les vivres » ! D'ailleurs même les garçons évitent que leur engagement soit connu dans leur entourage familial. Nous n'oublions jamais que nous dépendons du soutien financier de nos parents. Pour ce qui est du regard porté sur la fille militante, il est plutôt méfiant : on nous craint même ! Nous sommes, aux yeux de beaucoup d'autres étudiants des deux sexes, des filles avec qui il est difficile de traiter à cause de notre forte personnalité. D'autres nous traitent de têtues. Y a-t-il beaucoup de filles parmi les activistes du mouvement ? Non, notre participation est relativement faible comparée à celle des garçons. Dans mon groupe, composé d'une quarantaine d'éléments, il y a quand même dix filles. Mais ce chiffre est très variable ; en effet dans les périodes difficiles, quelques unes de mes camarades font profil bas ou se retirent carrément du groupe. Elles craignent de tout perdre, alors elles nous quittent et nous les comprenons sans toutefois les excuser ! Les retournements de veste sont-ils fréquents dans votre communauté ? Non, tant qu'ils sont étudiants, nos camarades ne le font pratiquement jamais. C'est plus tard, lorsqu'ils ont une situation stable que certains sont tentés par une quelconque volte-face politique ou idéologique. Entretien conduit par B. B. H.