L'argent est utile en toute chose ; entre autres pour réussir une Révolution. Mais il est très précieux aussi pour financer une contre-révolution. Depuis le renversement de Ben Ali, on ne cesse de solliciter les caisses de l'Etat et celles de bien d'autres pays pour secourir notre jeune, notre fraîche (mais fauchée) Révolution. C'est, en effet, le chômage qui l'a déclenchée ; ce sont des centaines de milliers de jeunes désœuvrés qui l'ont provoquée et guidée ; c'est dans les régions les plus démunies que les revendications des révoltés se sont traduites le mieux. Aujourd'hui, on cherche de l'argent, énormément d'argent, pour embaucher cette masse de laissés pour compte, pour leur permettre de recouvrer la dignité et la liberté. Quasiment chaque jour, depuis le 14 janvier dernier, les gouvernements successifs font la quête à droite et à gauche dans l'espoir de répondre un tant soit peu aux attentes des acteurs principaux de la Révolution ; seulement, il a fallu aussi trouver des fonds conséquents pour faire taire les demandeurs de promotions, d'intégration, de titularisation, d'augmentations salariales, de primes nouvelles etc. Les entreprises endommagées sollicitèrent à leur tour l'intervention financière de l'Etat pour les aider à se relancer, comme si leurs patrons étaient à ce point démunis. Notre compagnie aérienne nationale et les « tours operators » tinrent eux aussi à puiser dans les réserves publiques. Et pourtant, la Tunisie vient de s'offrir un nouveau Boeing extrêmement cher. On dut multiplier les emprunts et donc les dettes extérieures ; on nous accorda pas mal de crédits et nous bénéficiâmes de quelques « dons » dérisoires. Mais il y eut cette maudite guerre civile en Libye et ces centaines de réfugiés à nos frontières communes. Les organismes internationaux de secours tardèrent à intervenir et il incomba à l'Etat et aux citoyens tunisiens de prendre en charge nos voisins en détresse. Les collectes furent organisées aussi en faveur des villes et des campagnes déshéritées sur notre propre sol. Nos partis politiques, les nouveaux un peu plus que les anciens, se mirent à collecter des fonds pour leurs réunions, leurs tracts, leurs meetings et leur prochaine campagne électorale. On fit la manche quelquefois pour réunir ces fonds mais on compta aussi sur les « aides » généreuses des amis locaux et étrangers. Il paraît, d'après les rumeurs, que les grandes puissances de ce monde ne sont pas absentes de ce concours de charité intéressée que les Israéliens ne pouvaient, selon certains racontars, absolument pas manquer.
Bailleurs de la contre-Révolution
Ceci nous mène droit vers le financement de la contre-révolution : il est vrai que là aussi, certaines participations sont bénévoles et sous-tendues par un devoir de sacrifice et de solidarité, sacré chez beaucoup de perdants du 14 janvier 2011. Soucieux bien entendu de leurs propres intérêts et privilèges, ils n'en oublient pas pour autant de soutenir physiquement, moralement, logistiquement et surtout financièrement leurs « frères » déchus du RCD, leurs amis limogés de leurs ministères ou de leurs administrations respectifs, leurs maîtres bienfaiteurs arrêtés, en cavale ou en résidence surveillée. Ces « bénévoles » reconnaissants ne refusent pas pour autant les dons de certains bailleurs tunisiens ou internationaux. L'argent des « souteneurs » nantis peut toujours servir à renforcer l'effort contrerévolutionnaire : sont susceptibles d'en bénéficier les voyous, les soûlards, les hooligans, les casseurs, les dealers, les anciens taulards et les nouveaux évadés, bref toute une vermine prête à servir le diable contre 20, 50, 100 dinars voire pour beaucoup moins que ça. Mais les sommes collectées peuvent tenter aussi quelques journalistes à la plume plus changeante que le climat en avril, quelques personnalités et certains intellectuels dociles, versatiles et corruptibles à souhait, sans oublier les très nombreux fonctionnaires dont la vénalité est unanimement consacrée. Cette armée de vendus ou de prêts-à-vendre est capable de rendre des services inouïs à la contre-révolution : par exemple de semer le désordre dans les esprits et la terreur dans la cité, de répandre les fausses nouvelles, de tenir des discours rassurants au milieu de la pagaille ou à l'inverse, d'alarmer les foules quand le calme revient. Elle peut contribuer à ternir l'image d'un réformiste sincère, à déformer ses propos, à lui saccager quelques biens particuliers. Pour une somme intéressante, elle ne s'empêchera pas non plus d'organiser un sit-in « parallèle », un parti « parallèle », une manifestation « parallèle », un marché « parallèle » ! Elle répartira ses diverses tâches entre des agents noctambules qui savent tirer profit même du couvre-feu, et des agents de jour habitués à agir à visage découvert. Dans les administrations, elle a des unités spéciales toujours prêtes à répondre aux ordres de sabotage d'où qu'ils émanent, pourvu que le prix en soit alléchant. Les contre-révolutionnaires ont le cœur sur la main (et pas du tout la main sur le cœur) lorsqu'ils s'adressent également à leurs réservistes parmi les retraités et les agents « recyclés ». Dans un cercle de discussion sur l'Avenue, ces serviteurs indémodables peuvent orienter les débats vers d'autres conclusions que celles prévues par ses organisateurs ; à la télévision aussi, ils peuvent finir, avec le concours à moitié gracieux de l'animateur, par imposer leur lecture erronée ou édulcorée des événements ; ils donneront naissance à des associations suspectes, à des syndicats douteux et organiseront des grèves encore plus louches.
Cosa Nostra
On voit bien donc que, même en parlant de révolution, l'argent peut toujours faire le bonheur, contrairement à l'adage universel. Mais tout dépend des sommes consenties, des bailleurs qui vous soutiennent, du degré de loyauté que vous leur montrez, donc des concessions que vous êtes prêts à faire à vos donateurs, des « sacrifices » dont vous êtes capables ! Et là, il y a lieu de se demander si la contre-révolution n'a pas elle aussi ses «martyrs», ses « Bouazizi », ses héros quoi !! Manifestement, certains de ses mercenaires s'immoleraient volontiers par le feu pour remettre sur pied la pègre du régime déchu. Pour la bonne cause ? Non, bien sûr, mais pour la Cosa Nostra ! Et pour quelques dinars, dollars, euros de plus !