Gestionnaire des flux sociaux, l'Etat veille à l'application des lois et au respect du contrat. Sa mise en difficulté amenuise les moyens d'assumer ces charges à la fois restitutives et coercitives. Eu égard à ce modèle idéal, que faire si, aujourd'hui, les reproches adressés au gouvernement provisoire fusent de toutes parts ? Au dernier rang des accusations campe la perception de l'équipe au pouvoir à travers le prisme d'un nouveau tribalisme. Une fois partie, la pègre de Ben Ali et démantelé, pour une part, le réseau, élargi, de la mafia, voici venu le clan de la Marsa. Fondées ou pas, les critiques formulées de-ci, de là, foisonnent à l'heure où le marasme économique, sécuritaire, politique et juridique dresse une série d'embûches sur la voie. Dans ces conditions, s'il ne contribue à corriger le tir, le déni de légitimité pourrait favoriser la paralysie de l'autorité. De là provient le choix entre la jungle et le système d'Etat. Par-delà ses risques immédiats, cette conjoncture spécifique arbore l'illustration d'une problématique sociologique. A tout moment, l'ordre tangue sur le désordre. L'image de la carapace tellurique sans cesse menacée par la dynamique volcanique hante alors l'esprit poétique. Voilà pourquoi, maintenant, les commentateurs évoquent le tsunami à propos de la Révolution. L'analogie formelle évoque la métaphore imaginée entre les deux ordres de procès. Les équilibres sociaux surfent sur le chaos. Pour cette raison, l'éclipse, même transitoire, de la régulation étatique ouvre les sentiers de la pêche en eau trouble et livre à l'invincibilité quasi généralisée l'espace évacué par la conformité aux normes instituées. Le mode opératoire des agressions et des prisons brûlées, de manière simultanée, indique, ou arrange les tenants de la réaction. Ce mot dit lève un coin du voile sur l'état d'esprit où le ton de l'investigation tend la main au ressentiment : « Qui sont-ils ? Qui les connaît ? Qui les a mandatés pour décider la dissolution du RCD ? Sitôt après les élections, ils seront pendus sur la place publique ». Le thème de la potence et de la mise à mort narre l'histoire du regret vécu par l'exclu face à la perspective des avantages perdus. Ce goût de la revanche assaisonne l'apposition au gouvernement provisoire quand, sous le couvert des légitimes revendications populaires, la chienlit de la démagogie exigerait, plutôt, le recours aux pleins pouvoirs. Chaque initiative bute sur l'invective du juridisme devenu l'associé, majeur, du banditisme. Celui-ci commence là où finit le droit. Au seuil de l'arbitraire et des pratiques tyranniques, la violence déployée au service des intérêts particuliers tend à remettre en question le monopole de la force dévolue aux pouvoirs publics. Pareille tentation perdure, partout, à l'état latent et l'Etat de droit naît de sa répression. Si relative soit-elle, une différence observée à l'œuvre entre le champ citadin et l'espace rural aide à débusquer l'emprise, plus ou moins effective du contrôle exercé, à juste titre, par le pouvoir central. Ainsi, depuis le 14 janvier, l'implosion des situations conflictuelles, des pillages, des spoliations et des passe-droits donne libre cours à des conduites évocatrices de la société sans Etat. Eu égard, à cela, une « justice » rendu par soi et pour soi outrepasse la règle du jeu liée à la notion de civilité. Or, dans les zones paysannes, où la distance et la dispersion complexifient la tâche des préposés à la régulation juridique, maints litiges, bénins ou extrêmes, tombent dans la « compétence » des agents sociaux eux-mêmes. Ni les tribunaux, ni les journaux ne répercutent l'écho de ces disputes. Un exemple fournira l'illustration d'innombrables situations. Entre Soliman et Menzel Bouzelfa, le propriétaire d'un verger ouvre les yeux, sidérés, sur une lugubre matinée. Ses poules, une quarantaine, reproduites et soignées depuis bien des années, gisaient, à terre, toutes empoisonnées. Sur la haie de cactus, quelques unes demeurent accrochées à la façon du Christ cloué. Lors de l'agonie, l'agitation désordonnée les aura, sans doute, projetées là. Devant le spectacle de la désolation, je pose à l'homme, outré, la question du soupçon. Il répond : « Celui d'en face ne peut avoir commis une telle ignominie. Il est honnête et convivial. Quand l'une de mes poules pond, chez lui, à mon insu, je n'entre pas sur sa terre ; mais il me ramène l'œuf ». « Alors qui, à ton avis ? » « Dieu sait ». En vérité, lui aussi sait. Son autre voisin, excédé, lui a, souvent, reproché les dégâts provoqués par les poules en liberté. Avec leurs pattes chercheuses de vers à déguster, elles arasent les rebords des séguias et des houdhs aménagés autour de l'arbre pour l'irriguer. La réfection de mini-ouvrages hydrauliques, sans cesse à refaire, impose des contretemps et des coûts supplémentaires. Mais, si l'homme aux poules accusées les enferme dans un poulailler, il sera contraint d'acheter les grains, devenus si chers, pour alimenter ses prisonniers. Après plusieurs discussions nimbées de colère, le paysan lésé par les indésirables invitées prend sa décision. Familier des lieux et des hommes, j'ai interviewé le présumé coupable sous le signe de la plus stricte confidentialité. Le droguiste livra la mort aux rats, en toute légalité. Une fois le grain empoisonné, il fut dispersé, de nuit, sous les oliviers où les poules étaient perchées. Dès l'aube et le chant du coq, les jeux sont faits. Sans recours aux pouvoirs publics, l'individu engage les mesures de rétorsion vengeresse loin des plaidoiries assorties, ou non, de longues délibérations. L'Etat, c'est moi. Le drame, quotidien, sévit sans témoin. Quand les bovins du voisin pénètrent dans le verger mitoyen, elles compactent le sol, compromettent son aération par les labours et brisent les branches des orangers pour atteindre l'herbe à brouter sous le feuillage bousculé. Si la personne lésée avertit la garde nationale, installée au village, elle apprend, à ses dépens, une leçon donnée, là, par la société sans Etat. Une fois le soir venu, le moteur suspendu à un fil, avec son flotteur, chutera, sans préavis, au fin fond du puits. L'émergence historique de l'Etat jugule cette anarchie de la jungle où chacun, esclave de ses pulsions primaires, agit à titre de juge et partie. Aujourd'hui, les nostalgiques de l'ancien régime, aigris face à leur déboire, depuis le grand soir, encouragent ce retour à l'état sauvage par le sabotage dérisoire, du gouvernement provisoire. Soudain, la crème des hommes devient la bête noire. Ainsi, vogue le bateau guidé par les salauds. Une ultime conclusion scintille à l'horizon de cette exploration. Par-delà l'espace et le temps, une série de médiations met en relation l'eau d'irrigation, l'univers paysan, les conflits de voisinage, les braquages, la société sans Etat et l'Etat de droit. Eu égard à ces liaisons cachées, l'inaptitude au surplomb théorique voue le discours pseudo-scientifique à la platitude empirique. Sociologue avant l'heure et sans le savoir, Baudelaire subodorait, à sa manière ces connexions profondes quand, pour lui, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent ». L'anthropologie, connaissance de l'homme par l'homme, ne vaut pas une heure de peine sans l'intégration de la base écologique et des systèmes symboliques, où figure la fiction juridico-étatique dans la totalité sociologique.