La 5ème session de la manifestation « Musiciens de Tunisie » s'est tenue du 26 mai au 11 juin au Centre de la musique arabe et méditerranéenne (Néjmaa Ezzahra). Zouhair Gouja et son groupe ont animé la dernière soirée. L'orchestre composé de Sahbi Mutapha au luth, Sami Ben Saïd à l'orgue électrique, Abdelkader Belhaj Kacem aux percussions, Zouhair Gouja à l'accordéon et la sublime voix de Raoudha Ben Abdallah. Le concert intitulé «Soumoud» est déjà un signe, un clin d'œil, pour dire les combats et les résistances à l'ordre du jour. Moment de grâce en cette fin de journée. Zouheir Gouja et sa troupe nous invitent à une pérégrination musicale. D'abord, l'évocation de la passion amoureuse à travers le répertoire de Faïrouz. Le bonheur d'aimer, le plaisir d'aimer sonnent comme un clapotis heureux, le murmure d'une rivière. A l'unisson, la voix de la chanteuse et les instrumentistes exaltent l'amour qui emporte, qui soulève l'auditoire tel un geyser. Chuchoter des mots d'amour dans une farandole qui tournoie, légère et aérienne. Belles sont ces images de printemps, de rencontres amoureuses, de pommiers et d'amandiers en fleurs, de renaissance à la vie. Entraînés par la musique, nous nous laissons envahir par le rythme. Emerveillés, nous observons les regards de complicité des musiciens, langage fait de sourires, de hochements de têtes et de gestes à peine esquissés. Ensuite, la voix devient cri lancinant et déchirant pour évoquer la rupture, la solitude, l'abandon, l'absence, la souffrance, le chagrin, la désespérance. Les sons se font douleur et désarroi, nous triturent les entrailles, nous arrachent des frissons et des larmes. Et puis, moment rare dans ce sanctuaire de la musique, Sheikh Imam fait son entrée. Lui, le chantre de la musique arabe engagée, l'indigné, l'insurgé contre les oppressions, contre les injustices, contre les régimes totalitaires, lui, dont les chansons furent censurées, condamnées à l'oubli, s'imaginait-il, un jour, une telle réhabilitation ?? S'imaginait-il être longuement applaudi, dans ce lieu, grâce à la ténacité d'un musicien révolté et libre? La rivière devient océan, mer houleuse, une musique revendicatrice qui crie sa colère contre la domination, contre l'arbitraire et s'élève contre toutes les formes d'injustice. Un chant long et douloureux « Yemma muwayl el-hawa » pour dire la lassitude, le désespoir et le désir de se libérer du pouvoir oppresseur. Le soutien à la grande cause, celle des Palestiniens et enfin, cet hymne aux forces vives de la nation arabe qui enfante son printemps. Et enfin, ce chant des temps immémoriaux, morceau d'un patrimoine maghrébin et andalou partagé, le chant des sources communes intitulé « résistance » que Zouhaïr Gouja a réadapté pour un auditoire enchanté. La voix de Raoudha Ben Abdallah est d'une limpidité rare, le savoir-faire des instrumentistes, indéniable. Une connivence évidente et une émotion saluée longuement par un public conquis. Z. Gouja fait une ultime offrande pour que cette richesse inestimable ne soit pas ensevelie. Après de longues années d'amnésie imposée, un travail de sape visant à déraciner des formes musicales considérées comme mineures, dévalorisées, rejetées, pour ériger « un modèle » de musique dominant, la momification du patrimoine a commencé. La crise de la musique et de l'art s'est manifestée par la marginalisation de certains répertoires, de certains instruments et par le conditionnement du goût par médias dociles interposés. Des générations entières ont été dépossédées de leur héritage musical, n'éprouvant pour leur patrimoine que mépris et rejet, ne connaissant que l'aspect folklorique caricatural, fascinées par une musique qui n'est que bruit, par des chansons « fast-food » aux textes creux, superficiels et fades. Le combat de Zouhair Gouja, qui se consacre à l'enseignement et à la recherche musicale, est d'œuvrer pour ressusciter toutes les richesses du patrimoine, du « malouf » entre-autres. Il travaille à le relire, le revisiter et garder son âme, sans le trahir, introduire de nouvelles écritures musicales pour l'exalter, l'embellir, et le sortir de cette ornière où on l'a plongé depuis tant d'années. Il s'agit de le réinventer et de lui donner une dimension universelle. Le patrimoine n'est la propriété de personne, il appartient à tous, et non pas un legs familial réservé. Il peut-être innové, pour le délivrer de sa sclérose, et garder tout son attrait et son pouvoir de nous émouvoir. « Des associations régionales devraient sauver et réhabiliter cet héritage qui risque de disparaître définitivement avec les derniers maîtres ». Z. Gouja insiste pour dire qu'il « se bat avec l'énergie de la cause » depuis quelques années pour dépoussiérer des musiques oubliées et discriminées, réintroduire des instruments abandonnés. Il est convaincu que le moment est propice pour créer un « mouvement artistique et musical dans tous les sens du terme. Il est temps d'imposer de nouvelles visions dans toutes les instances. Le public révolutionnaire doit jouer son rôle en tant qu'acteur qui impose le choix de la qualité et ne doit plus se contenter d'être consommateur passif et dressé à applaudir».