Le paysage national, fortement dominé par les tractations politiques, ne doit pas occulter d'autres aspects aussi importants pour la réussite de la révolution tunisienne, dont notamment l'aspect économique. Le décret-loi du 14 mars dernier, relatif à la confiscation des avoirs de 111 membres des familles Ben Ali et Trabelsi, porte entre autres sur les apports et actions détenus dans des sociétés parmi les meilleures de l'économie tunisienne, dans des secteurs aussi variés qu'importants : industrie, commerce, services, tourisme et hôtellerie, agriculture, promotion immobilière, télécommunication etc. La liste provisoire porte sur environ 320 sociétés et est susceptible de s'allonger en attendant que la commission de confiscation finalise ses travaux. La confiscation veut dire, dans des termes juridiques élémentaires, le transfert de propriété pur et simple des avoirs concernés à l'Etat, qui aura dores-et-déjà le droit de gestion, d'usufruit, d'aliénation ou de liquidation. Mais en attendant la mise en œuvre effective de la confiscation, environ 285 sociétés, qui ont vu leurs dirigeants partir ou perdre la main, sont actuellement sous administration judiciaire. Pour ce faire, de 180 experts judiciaires, en majorité des experts comptables, se sont engagés, d'abord par patriotisme, pour assurer la continuité des affaires au sein de ces sociétés, redresser leur situation et maintenir leur bonne marche. L'effort est louable vu les difficultés rencontrées et les pressions de tout genre. Protéger ces sociétés constitue un devoir national étant leur poids dans l'économie tunisienne estimé à plus de 5 milliards de dinars (soit pour la comparaison le quart du budget de l'Etat), mais aussi pour protéger les créanciers qui réclament des dettes d'environ 3 milliards de dinars et sauvegarder les postes d'emploi de 15 000 salariés à titre direct. Un diagnostic approfondi de la situation de ces sociétés nous amène à classer ces sociétés en 3 catégories : des sociétés saines qu'il faut protéger et renforcer, des sociétés coquilles vides qui n'ont pu fonctionner que grâce aux privilèges donnés à leurs propriétaires, et finalement des sociétés en difficultés à cause de l'accumulation des dettes et de la mauvaise gestion. Afin de concevoir les stratégies adaptées pour le management des ces sociétés, il serait utile d'étudier les expériences similaires à l'échelle internationale. Prenons le cas de l'Allemagne de l'Est au temps de la réunification des deux Allemagnes. Il a été créé en 1990 une commission dite « Treuhandanstalt » qui s'est penchée pendant 5 ans sur la restructuration de plus de 12 000 entités économiques par des scissions, des fusions ou des liquidations et ce, à travers la création de 5 sociétés holding. A noter que la stratégie de la « Treuhandanstalt » s'est basée sur la consécration de la taille moyenne des entreprises et la prééminence du capital national allemand. Certaines opérations ont été, toutefois critiquées, à cause de la précipitation qui a conduit à un sélectivement dans la privatisation des meilleures entités au détriment des moins performantes. La deuxième expérience est française et concerne la « Commission de défaisance et de restructuration – CDR », créée pour la restructuration du « Crédit Lyonnais » afin d'honorer ses dettes par la cession d'actifs. Sur la base des enseignements tirés de ces expériences, et de notre connaissance détaillée de la situation des sociétés concernées par la confiscation, nous appelons à la mise en place d'un programme cohérent à même de garantir leur pérennité et de redresser celles en difficultés, et ce dans l'intérêt de l'économie tunisienne. Nous proposons à cet effet, la création d'une société holding et d'une commission indépendante pour la gestion et la restructuration des entités concernées par la confiscation. L'indépendance de cette commission par rapport au gouvernement serait le garant de sa bonne gouvernance et éviterait tout amalgame ou mise en doute inutile à l'égard du gouvernement. Il serait donc souhaitable que la commission soit composée de représentants de la société civile tels que des membres de l'Ordre des Experts Comptables de Tunisie, de l'Ordre des avocats, de l'UGTT, de l'UTICA, de la Banque Centrale et du Ministère des Finances. Le rôle de cette commission serait en aval de la commission de confiscation qui verra sa mission achevée avec la finalisation du processus de transfert de propriété, compte tenu du texte qui l'a créé et du profil de ses membres. Non à la nationalisation des sociétés confisquées Aussi, on gagnerait à mettre en place toutes les dispositions nécessaires qui empêcheraient de revêtir ces entreprises de la qualification publique, étant l'impact négatif de cette qualification sur sa liberté de fonctionnement dans les marchés concurrentiels dans lesquels elles évoluent. En outre, afin de réussir ce qui a été déjà entamé, il convient de lancer en urgence des instructions pour identifier les participations n'ayant pas encore fait l'objet de confiscation, notamment à travers l'investigation des opérations boursières des dernières années. Des doutes subsistent, en effet, sur l'existence de transactions occultes accomplies par des sociétés «écrans » ou au profit de personnes «prête-noms », qui se sont accaparées du jackpot en l'absence des propriétaires effectifs. Introduction en Bourse des sociétés confisquées Finalement, pour les sociétés saines, il convient de mettre en place toute une procédure pour les introduire en bourse. Ceci peut se faire en ouvrant une partie de leur capital sur le marché financier et en gardant un pourcentage de contrôle dans les mains de l'Etat, en attentant l'aboutissement du processus électoral. Le mouvement politique qui gagnera la confiance du peuple décidera, le moment opportun, de la stratégie à suivre. Introduire ces sociétés en bourse, ne serait-ce que pour un petit pourcentage, présente plusieurs avantages. Selon les recherches scientifiques menées à l'échelle internationale, ce processus va permettre d'améliorer la transparence, la bonne gouvernance et la performance de ces entités. Il permettra aussi l'amélioration de leur rendement fiscal ; sans oublier la dynamisation du marché financier tunisien et, par ricochet, toute l'économie. Permettre au citoyen tunisien de participer dans le capital de ces sociétés, inaccessible auparavant, est de nature à instaurer un sentiment d'égalité sociale et est l'un des objectifs de la révolution de la dignité. Dans ce cadre, il convient de penser à permettre aux employés de ces sociétés de participer dans le capital, moyennant le mécanisme de stock-option. Ceci aura un impact certain sur l'apaisement du climat social. L'accélération dans la mise en place d'une stratégie cohérente autour des sociétés confisquées est une priorité. Elle devra se baser sur une étude approfondie de leur situation menée par des spécialistes, dans l'objectif d'assurer leur pérennité, la sauvegarde des emplois et des intérêts des créanciers et des banques. Par Anis WAHABI -Expert Comptable