C'est ma collègue Naziha qui, ce soir-là, me déposa devant chez moi avec sa voiture. La réunion hebdomadaire de notre conseil d'administration se prolongea un peu plus que d'habitude. En cours de route, elle n'a pas cessé de parler des droits des Tunisiennes, sérieusement menacés, pense-t-elle, depuis l'arrivée des Islamistes au pouvoir. Depuis près de trois mois, c'est le sujet qui mobilise le plus nos femmes émancipées. C'est à croire qu'elles ne craignent rien d'autre des intégristes religieux que l'atteinte à leurs acquis féminins. Je me contentais de quelques approbations qui semblaient contenter largement mon interlocutrice. Naziha me tenait en estime et était persuadée que j'avais les idées très larges. Lorsque nous nous quittâmes, la petite montre de son tableau de bord affichait neuf heures vingt minutes. Chez l'un de mes voisins, on fêtait son retour de la Mecque. Une troupe de Soulamiya célébrait l'événement avec des chants pieux dont les textes étaient greffés sur une musique tunisienne ou orientale plutôt païenne. On reconnaissait ainsi des airs de mezoued connus, des mélodies de notre cher Ali Riahi, de la chanteuse libanaise Fayrouz, de la diva égyptienne Oum Kalthoum ; on louangeait Dieu en plagiant également des chansons de Farid Latrech et de Najet Essaghira. Il était minuit quand la troupe entonna ses dernières invocations sur un bel air de Saliha, notre vedette de toujours. Ensuite, la cérémonie s'acheva et j'entendis quelques invités féliciter dans la rue les chanteurs plagiaires pour la belle soirée qu'ils leur offrirent. Dieu m'est témoin pourtant que leur performance fut des plus désastreuses. Une demi-heure plus tard, il y avait encore du bruit devant chez moi. Je sortis pour voir. Sur un angle du trottoir, trois jeunes garçons terminaient en chansons leur beuverie quotidienne. L'un d'eux imitait merveilleusement Saliha et parvint à m'émouvoir en interprétant « Freg ghezali » avec sa voix légèrement enrouée. Ses deux compagnons observaient un silence religieux comme pour ne pas rompre le plaisir que j'éprouvais en écoutant ce chant d'amour si tendre et si triste. Je me penchai tout à coup pour mieux dévisager le jeune chanteur qui m'envoûtait. Je reconnus Samir, l'apprenti maçon qui participa à la construction de mon étage. Il rêvait toujours de partir en Italie. Les gains qu'il économisait devaient lui servir à payer le voyage jusqu'à Palerme. Il avait des amis là-bas qui pouvaient l'aider à s'installer et à trouver du travail. Mais l'obstacle du visa obstruait son projet. Les parents de Samir ne s'étaient jamais opposés à son départ. Ils voulaient seulement qu'il émigrât de manière légale. Dans l'entourage de leur enfant aîné, on était plutôt désespéré de pouvoir voyager dans les règles. Il fallait prendre exemple sur Houcine, le fils d'Am Béchir, qui prit la mer clandestinement et put atteindre d'abord Lampedusa, ensuite Naples et plus tard Milan. Réussir un exploit semblable, voilà à quoi rêvaient des dizaines de jeunes dans le quartier. Samir en faisait partie. Dans le pays, ils étaient des centaines de milliers à vouloir quitter ce pays qu'ils ont le sentiment d'encombrer avec leur interminable oisiveté. En chacun d'eux sommeillait un « harrag » potentiel, un futur « clandestin » prêt à tout pour le voyage de la vie. Dix mois après la Révolution, le pays ne s'est pas encore calmé. C'est ce que vient de constater à la télévision un sociologue médiocre qui n'a jamais pu rien expliquer convenablement. Je change de chaîne, je m'ennuie au bout de cinq minutes. Je sors fumer une dernière cigarette avant de me coucher. Par curiosité, je cherche par-dessus la clôture de mon jardin les jeunes buveurs de l'autre jour. Il n'y en a que deux. Samir n'est pas de la partie et personne ne chante à sa place. Intrigué, j'ose ouvrir la porte de sortie et aller en direction des deux amis qui m'apprennent alors que Samir a perdu la vie en mars dernier. Il mourut en mer au cours d'une traversée clandestine de la Méditerranée. Un cousin à lui et deux adolescents de notre quartier connurent le même sort. Dommage, vraiment ! Je rentre chez moi et avant de me mettre au lit, je mets une vieille cassette de Saliha. Elle contenait « Freg ghezali » ! Badreddine BEN HENDA
**Saliha est décédée il y a 63 ans, jour pour jour !