Depuis l'année 2003, les médecins tunisiens ont inauguré une belle tradition qui semble perdurer et trouver écho chez leurs confrères et consœurs maghrébins. A chacun de leur congrès ou rencontre de spécialistes, ils invitent un philosophe pour ouvrir leurs travaux par un exposé sur un thème qui effleure leurs préoccupations sans s'immiscer dans leurs affaires et querelles d'experts. Cette année, au congrès des psychiatres du Maghreb qui s'est tenu à Fès du 16 au 18 courant, ils m'ont fait l'honneur de m'investir de cette redoutable charge. Et, dans cette belle cité, aux mille ruelles , construites comme une matrice féconde, qui a accueilli les Ibn Khaldûn, les Averroès, les Maïmonide et les Ibn Arabî, on m'a convié à leur parler d'un sujet dangereusement actuel : « Religiosité et psychiatrie ». J'avais, avant de me soumettre à l'épreuve, une peur bleue. Celle de faillir à ma mission d'en dire assez et pour l'un et pour l'autre des deux concepts qui font le titre de ma conférence. D'un côté, je craignais de n'être que ce pédant anthropologue dispensant humble cours plat sur la disposition de l'âme à chercher refuge dans la religion jusqu'à se trouver brisée contre le mur de l'énigme de la transcendanceet s'émietter dans la démesure et la folie ; D'un autre côté, je redoutais de commettre une critique trop sévère à l'encontre de ceux-là qui m'accueillaient et dont je suis convaincu qu'ils se heurtent eux-mêmes à cette difficulté d'aborder la morbidité mentale consécutive à un excès de religiosité. La question est, malgré son apparence strictement académique, se trouve aujourd'hui au cœur de nos soucis politiques. Depuis la longue décennie d'un Islam perçu par les grandes puissances et les états décivilisés comme la source principale du terrorisme, jusqu'à ce virage planétaire après ce qu'on a appelé « les printemps arabes » où même l'islamisme est devenu « modéré » et digne de prendre chez lui les rênes du pouvoir, depuis lors, la place du psychiatre est à revoir totalement dans nos sociétés. La dénomination même de ce médecin « pas comme les autres » est comme la vitrine de la grande problématique de sa légitimité à faire face au délire ou à l'excès de religiosité. D'abord, pourquoi sa dénomination même de « psychiatre » est délogée des dénominations de ses autres confrères dont la spécialité, cardiologie, traumatologie ou phtisiologie, est flanquée de la préfixation qui réfère au logos c'est-à-dire à l'autorité d'un discours sagement scientifique, cohérent et lisse ? , c'est que tout comme le gériatre, « médecin des vieux », ou pédiatre, « médecin des enfants », le psychiatre reste en face d'un patient dont une bonne part de l'âme et du mal qui la frappe, lui demeure irrémédiablement cachée, du fait précisément que ce patient-là n'a plus ou n'a pas encore la capacité d'engager un dialogue d'égal à égal avec son vis-à-vis guérisseur. Mais pour le cas des médecins psychiatres au sein de notre société arabo-islamique, la question est bien plus compliquée : Nos psychiatres sont académiquement formés auprès des Pinel Kraeplins, Freud ou Lacan et se retrouvent dans leur cabinet tunisois ou damascène, algérois ou gabèsien, cairote ou baghdadi, en face d'un malade dont les références délirant à Dieu, aux anges, auWaly ou à tel ou tel patron-marabout, se sont formés dans une zone du savoir complètement étrangère à la Faculté qui a produit le savoir et la pratique du médecin. L'issue pour sortir de cette impasse est bien loin d'être à notre portée. Il s'agit d'oser une réforme radicale de tout le système de l'enseignement de cette branche de la médecine et de réorienter complètement les voies de sa pratique. L'énormité de ce défi serait-elle une raison pour baisser les bras ? Je ne le crois pas. Laisser les choses en l'état maintient une faille de plus en plus profonde et élargie entre une population de malades qui se croient n'être que des fidèles adorateurs du Créateur d'une part, et d'autre part de ces médecins qui prétendent à même d'affronter une souffrance ou une dangerosité, alors qu'ils ne font à chaque fois que passer à côté du mal ou à le voiler au regard clinique. Pourtant, les sociétés qui sont les nôtres ont été capables, voici des siècles et les vrais, de produire un Ibn Sinaqui avait prouvé même à l'occident qui l'a enseigné jusqu'au 19e siècle, qu'il avait et le coup d'œil et le savoir qui établit cette communauté d'écoute qui capte chez le malade la part de la ferveur ordinaire et celle de l'excès qui transforme le croyant en un fou, un fou de Dieu.