L'horloge de la grande station de métro «La République» qui relie le centre ville à nombre de quartiers en banlieues affiche 17 h00. En cette fin de journée hivernale, le froid tape exceptionnellement fort. Les passagers pressent le pas pour rentrer, ignorant les quelques étals anarchiques restants au sortir de la gare. Par sa démarche hésitante, une petite silhouette maigre se démarquait de la foule. C'est un garçon d'à peine 10 ans. D'une voix faible, il évoquait de façon machinale, les bienfaits du «El Hisn el Hassine», le petit livret d'invocations à réciter à différentes heures de la journée pour se protéger contre l'œil et les mauvais esprits. Un adulte, l'insulte d'une voix ferme «c'est un voyou Il se sert de l'argent pour se payer des cigarettes». «Faites attention, je le connais, c'est un pickpocket», lance hostilement un autre en passant. Apeuré, le petit vendeur court et s'éclipse rapidement. Taha, Rahma, Salah et beaucoup d'autres enfants partagent cette même vie vagabonde. Ils occupent les stations de bus et de métro, les places publiques et passent la nuit dans des habitations abandonnées ou à la belle étoile. Les politiques nationales sont-elles suffisamment outillées pour protéger les enfants des «griffes de la rue»? Anis Oun Allah, délégué de la protection de l'enfance du Grand Tunis, parle d'enfants âgés entre 6 et 17 ans, soumis à tous genres d'exploitation. Leur vie est plutôt synonyme de brutalité, d'errance, d'aventure et de délinquance. Ils ont perdu cet air innocent et cette insouciance propre aux enfants. Les traits durs, le regard triste, sévère et sombre, ils se débrouillent, chacun à sa manière, pour survivre. L'enfant de la rue est pourtant un concept qui n'est spécifié ni dans les programmes ni dans la loi. L'on parle, plutôt d'enfance menacée qui englobe la mendicité, le vagabondage, les enfants sans soutien familial, précise Aida Ghorbel, déléguée générale de l'enfance. «Cette catégorie sociale est tout simplement ignorée» a-t-elle regretté. Les institutions de protection de l'enfance ne leur sont pas accessibles, à l'exception du centre de la défense sociale de la cité Ezouhour dont la capacité d'accueil ne dépasse pas 70 enfants. Le nombre des enfants de la rue est indéfini. Aucune statistique n'a été établie sur cette catégorie. Mais des données du ministère de la Femme en date de 2011, recensent 71 cas d'abondance d'enfants dans des lieux publics ou privés, 20 cas d'appartenance à des réseaux de mendicité clandestine et 60 cas d'errance dans la rue en l'absence du contrôle parental. Certains d'entre eux sont repêchés grâce aux signalements faits par des citoyens. Durant l'année écoulée, 5356 signalements ont été enregistrés auprès des délégués de l'enfance à travers tout le territoire. Les délégués de l'enfance trouvent beaucoup de difficultés à agir sur le terrain. Ils ne travaillent pas en équipe et ne disposent pas de voiture de service pour assurer le déplacement. Pour Lamia Brahem, unique psychologue accompagnatrice du délégué de l'enfance sur tout le territoire, ces enfants ont besoin d'une prise en charge particulière. Car généralement ils n'ont confiance en personne à cause de la violence à laquelle ils sont exposés au quotidien. Un seul délégué dans chaque région En Tunisie, on compte, un délégué de protection de l'enfance pour chaque gouvernorat et deux pour le district du Grand Tunis. Leurs prérogatives sont limitées. Ils coordonnent entre les différentes institutions de l'enfance et ne sont autorisés à décider du placement de l'enfant dans un centre que dans les cas les plus extrêmes (viol). Le sociologue Sénim Ben Abdallah considère que le phénomène des enfants de la rue traduit une défaillance familiale (conflit conjugal, divorce, pauvreté, décès des parents..). Il est vrai que cette question a pris de l'ampleur après la révolution, en raison de l'augmentation des taux de pauvreté et de chômage, mais elle est loin de constituer un véritable problème de société, a-t-il rassuré. Ces enfants quittent volontairement leur foyer familial. Parfois ils sont contraints de le faire. Ils sont, dans la plupart issus des régions intérieures et des quartiers défavorisés de la Capitale. Des jeunes filles et garçons en rupture scolaire ou carrément analphabètes, vivent généralement en groupes dans la rue, guidés par un leader, explique-t-il. Au niveau du ministère des Affaires sociales, un plan d'action est mis en place en faveur des enfants de la rue mais la dernière étude élaborée autour de ce sujet remonte à 2008. Pour les délégués de la protection de l'enfance, il est aujourd'hui impératif de mettre sur pied une stratégie nationale de prise en charge des enfants de la rue. Les délégués proposent d'unifier tous les établissements spécialisés de l'enfance à l'instar de ceux relevant du ministère des Affaires de la Femme et ceux du ministère des Affaires Sociales. Le rôle de la société civile doit également être renforcé dans ce cadre, appellent-t-ils. La création d'observatoires à travers la République et de bases de données sur cette catégorie d'enfants est de nature à conforter le travail sur le terrain, ont-ils estimés.