Nous avons publié dans notre édition du samedi 23 juin 2012 un article intitulé : « Le paysage politique de plus en plus marqué par un clivage islamistes/destouriens. Une troisième voie est-elle possible? ». Walid Khefifi, auteur de cette contribution, commençait son esquisse par les mots suivant : « La bipolarisation Islamistes/Destouriens semble marquer de plus en plus le paysage politique tunisien. Et pour cause: le lancement, samedi dernier, par l'ancien Premier ministre tunisien Béji Caïd Essebsi d'un nouveau parti baptisé «Nidaâ Tounès» (L'appel de la Tunisie) marque un retour des Destouriens anciens ( les militants du PSD de Bourguiba) et nouveaux (les ex-cadres du RCD qui se sont recyclés dans d'autres partis) au devant de la scène politique ». Plus loin, notre compatriote rajoute, que certains militants politiques considèrent qu'une troisième voie est possible; pour reprendre ses mots : « Pourtant, certains activistes politiques croient dur comme fer qu'une troisième voie est possible. C'est notamment le cas des militants démissionnaires du parti démocrate Progressiste (PDP) menés par Mohamed El Hamdi, lesquels ont déjà pris langue avec les dissidents du Congrès pour la République (CPR) réunis autour de Abderraouf Ayadi et des mécontents d'Ettakatol réunis autour de Salah Chouaïb ».
Je souhaite modestement contribuer à ce débat passionnant sur notre vie politique parce que tout simplement je suis passionné par ma patrie. Il s'agit en effet d'un moment historique auquel je souhaite, modestement mais ardemment, y participer. J'ai souvent écrit dans les colonnes de ce journal (particulièrement dans le supplément Economia du mardi), mais aussi à la Presse ou encore la revue « Leaders », sur ces problématiques qui structurent et façonnent notre paysage politique. Mon approche est différente de celle développée par Walid Khefifi. Je considère que le paysage politique tunisien est historiquement marqué par un clivage Conservateurs/Progressistes (modernistes) : les progressistes et les conservateurs se sont, en effet, toujours affrontés et opposés sur les questions d'ordre sociétal. Pour exposer mon analyse, je procéderai en deux temps : je commencerai par un volet historique pour rappeler l'origine de ce clivage ; pour ensuite, décrire son ancrage dans notre société d'aujourd'hui.
1/ Le clivage Habib Bourguiba/Salah Ben Youssef :
Après l'indépendance, Bourguiba, moderniste et progressiste s'est justement durement opposé aux conservateurs qui avaient pour chef de file Salah Ben Youssef. Outre sa farouche hostilité aux Conventions d'autonomie interne qu'il considérait même comme étant plus dangereuses et plus catastrophique que la Convention de Bardo de 1881, il a dénoncé également avec la même ferveur des réformes défendues par Bourguiba qu'il caractérise de laïques et même athéiste.
Notre compatriote a été assassiné, comme, je l'ai écrit antérieurement, lâchement le 12 août 1961 à Francfort. Il est désormais de notoriété publique que son lâche et criminel assassinat était un guet-apens monté par le pouvoir en place de l'époque.
Ce clivage a continué à structurer notre vie politique. La mosaïque (le paysage) observée aujourd'hui n'est que l'émanation de ce long processus. Toutefois, il convient de distinguer la pluralité des mouvements conservateurs ainsi que la pluralité des partis progressistes. Il s'agit en effet d'un éventail politique composé d'une palette de sensibilités allant de l'ultra conservatisme (les Salafistes : partisans d'un retour à un ordre social autoritaire, fondamentaliste, intégriste, voire raciste et xénophobe) aux communistes, en passant par des positions centristes cherchant à conjuguer tradition et modernité, culture et progrès.
Aujourd'hui, on distingue au moins deux mouvements conservateurs et plusieurs mouvements modernistes, progressistes.
Au moins deux mouvements conservateurs :
- Les ultraconservateurs : les fondamentalistes salafistes, tournés vers un retour en force à un ordre social et politique intégriste et le culte du divin ;
- Les conservateurs : les libéraux musulmans (Ennahdha), très sensibles aux valeurs arabo-musulmanes et aux demandes d'égalités des fractions les plus déshéritées des citoyens.
Plusieurs modernistes, progressistes :
- Les Progressistes nationalistes : Le CPR est de loin le plus significatif : Une de ses priorités c'est la réaffirmation de l'identité arabo-islamique de la Tunisie tout en étant laïc. De plus, il s'agit d'un parti particulièrement préoccupé par la question de la redistribution et la réduction des inégalités : Pour son fondateur le Président Moncef Marzouki, cette question est l'essence même de son parti. Il se distingue d'Ennahdha par sa dimension laïque.
- Les progressistes laïcs bourgeois : aujourd'hui c'est Ettakatol qui domine ce courant, malgré sa crise interne de restructuration : Contrairement au CPR, l'arabisation du système n'est pas une des préoccupations de ce parti. Le parti de Mustapha Ben Jaafar est le parti surtout de Tunis, sa banlieue et les grandes villes telles que Bizerte, Nabeul, Sousse et Sfax, sa présence est très timide pour ne pas dire quasi-inexistante dans le reste du territoire. Son électorat est caractérisé, a priori, par un bon niveau d'instruction et des catégories socioprofessionnelles élevées (cadres, fonctions libérales, des hauts fonctionnaires, etc.).
- Les progressistes centristes : Monsieur Chebbi, avec son ultime fusion : le parti de la République, se considère comme le leader de ce courant de pensée - si tant est que ce courant existe -. Monsieur Béji Caïd Essebsi, tente également de se positionner sur ce créneau avec son énième mouvement politique «Nidaâ Tounès»: il faut lui reconnaître qu'il dispose d'un soutien quasi-inconditionnel de l'appreil médiatique tunisien; ses shows à répétition et son sens de la communication font de lui une force politique dérangeante pour les hommes politiques que la révolution à mis récemment en lumière. Cependant, il convient de relativiser sa porté à cause de son passé assez controversé !
Il existe sans doute d'autres angles d'approche permettant d'analyser le paysage politique tunisien. Je suis évidemment conscient des limites d'une telle typologie : Le nationalisme arabe et l'identité arabo-musulmane surplombent généralement ces clivages, il y a même un consensus autour de ces questions. Voilà qui m'amène en conclusion de considérer que ce clivage entre conservateurs et progressistes (modernistes) est relativement figé dans la mesure où les forces politiques en présence, dans le passé mais aussi dans le présent et sans doute dans le futur, évoluent dans ce cadre. Un cadre idéologique et sociétal dominé par une pratique modérée, nourrie d'une foi moderne, ouverte sur l'extérieur depuis toujours.