A chaque jour (de grève) suffit sa... peine ! Ces élucubrations nous ont été inspirées par les « tracts » inquisiteurs que distribuèrent durant toute la semaine dernière jusqu'à la veille du jeudi 13 décembre, des enfants de chœur soucieux de protéger la Révolution. Maintenant que le péril qui menaçait celle-ci est écarté, nous avons jugé l'heure opportune de nous interroger sur les effets divers de l'annulation de la grève générale et sur l'application dont fit preuve une partie des Tunisiens à propos des recommandations que prodiguèrent nos ulémas et nos imams de mosquée dans leurs pamphlets contre l'UGTT. Pénitences Comme la plupart de nos compatriotes, nous n'avons pas mis trop de temps à comprendre et à admettre que la participation à la grève de jeudi relevait des comportements blasphématoires passibles, là-haut, d'un long et ardent séjour en Enfer. On raconte par ailleurs que même le Bureau exécutif de l'UGTT est revenu sur sa décision par peur du terrible châtiment divin annoncé par nos doctes religieux assermentés. Certes, cela n'est guère mentionné dans l'accord avec le gouvernement ; mais une bonne exégèse de ce texte pourrait déceler bien des preuves de repentance glissées entre les lignes par la bande à Hassine Abbassi. Bien heureux donc que le syndicat se soit ressaisi à temps ! Encore faut-il maintenant qu'il fasse de son mieux pour expier la faute qu'il a failli commettre et à laquelle il allait entraîner avec lui quelques millions de Tunisiens ! Peut-être le Bureau exécutif doit-il jeûner pendant 60 jours successifs, consentir quotidiennement une aumône substantielle pendant ces deux mois, faire don de 15 jours de travail aux Ligues pour la protection de la Révolution, jurer le serment-la main sur le Coran- de s'abstenir de grève sur au moins cinq ans ! Bref, il faut une pénitence quelconque qui soit proportionnelle au tort et à la frayeur causés aux gardiens des intérêts de la Patrie et aux investisseurs autochtones et étrangers. Les autres pécheurs qui ont soutenu l'UGTT sont à leur tour concernés par l'obligation de mea culpa et par la nécessité de rachat. Ils ont encore une chance d'obtenir le pardon de Dieu ; mais comme dit le proverbe : « il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints » ! Grèves vénielles et grèves mortelles ! Nous avons tout de même relevé une grosse anomalie dans la généreuse et bénévole campagne rédemptrice de nos ulémas : il nous a paru en effet inconséquent de leur part d'appliquer la règle des « deux poids, deux mesures » à propos des grèves générales décrétées ces derniers mois dans le pays. Avant celle du 13 décembre, on en avait réussi à l'échelle des gouvernorats et des villes : pourquoi les « régionales » et les « locales » sont-elles jugées « halal » au lieu que les « nationales » sont pécheresses ? En matière de péchés syndicaux y aurait-il des grèves vénielles et des grèves mortelles ? Lorsque quatre gouvernorats décident en même temps une grève générale, est-ce une simple égratignure qu'ils occasionnent dans l'économie nationale ? Est-ce un tort bénin qu'ils causent à l'intérêt du pays dont on dit toujours qu'il prime tous les autres ? Nous avons cru savoir à ce propos que, craignant le pire pour cet intérêt national, M. Ahmed Ben Salah avait recommandé aux syndicalistes de se contenter d'un débrayage de deux heures. Il paraît que des grèves de cette durée allègent considérablement la peine du pécheur aux yeux de nos docteurs ès théologie, chargés entre autres (par qui ?) d'établir les « grilles de salaires » en matière de bonnes et de mauvaises actions ! S'agit-il d'une première mouture de la future « UGTT des fidèles » ? Une pensée aux sans-emploi D'après des amis soulagés après l'annulation de la grève du 13 décembre, la journée du jeudi leur permit d'éprouver une sérénité et une quiétude sans pareilles : il faut dire qu'avant cette date, personne ne les avait rassurés avec autant de certitude sur la nature « 100 % halal » de leur rendement quotidien au travail. Ils aimeraient bien désormais que cette bénédiction touche aussi, entièrement ou en partie, leurs faux congés de maladie, leurs heures indûment payées, leurs escapades répétées en direction des gargotes et des cafés voisins, leurs retards quotidiens de 30 à 120 minutes, leurs voyages d'affaires louches, leurs stages et leurs séminaires bidons de 2 à 20 jours, leurs lunes (et soleils) de miel avec les secrétaires de direction et de sous- direction (c'est nous qui soulignons). Nos amis ont néanmoins une pensée aux centaines de milliers de Tunisiens encore au chômage : puissent nos ulémas intercéder en leur faveur car le 13 décembre dernier, ils l'ont chômé ! Y a-t-il moyen de leur délivrer une dispense spéciale, de prononcer dans leur cas une « fatwa » exceptionnelle qui rendrait « halal » leur débrayage de jeudi ! Les infatigables « travailleurs » tunisiens Contrairement aux sans-emploi, la majorité écrasante de nos délinquants et de nos criminels a répondu favorablement à l'appel lancé par nos imams contre la grève générale : jeudi dernier, ils ont presque tous « travaillé » ordinairement et même mieux que les autres jours ! Sur nos frontières avec l'Algérie, des contrebandiers sont par exemple allés jusqu'à abattre un jeune agent de la Garde nationale qui les empêchait de vaquer à leurs « affaires » ! Les braqueurs, les voleurs, les kidnappeurs, les cambrioleurs, les braconniers, les violeurs, les resquilleurs, les trafiquants, tout ce beau monde ne chôma pas le 13 décembre, conformément aux recommandations des ulémas ! Une médaille est toutefois à décerner aux spéculateurs de tous poils, notamment à ceux qui se sont spécialisés dans la provocation des fausses pénuries de lait : jeudi dernier, ils ont vidé de leur lait naturel toutes les mamelles de vache, et de leur lait industriel toutes les usines. Pour un peu, ils auraient asséché les seins de toutes les mamans tunisiennes. Leur mise à sac des magasins et des épiceries réussit si bien que le Gouvernement dut approvisionner tous les rayons en lait importé mais plus cher ! Il a donc bien travaillé, notre gouvernement que l'opposition et les « résidus » du RCD accusent de se tourner les pouces continuellement ! Israël n'a pas chômé jeudi ! En effet, nous allions l'oublier : l'Etat sioniste ne fit pas la grève le 13 décembre et continua à construire de nouvelles colonies, à tuer de nouveaux Palestiniens et à narguer l'Orient et l'Occident tout ensemble ! A l'instar de nos délinquants et de nos criminels, Israël passa la journée du jeudi à savourer le plaisir du « devoir accompli » ! Qu'en pensent nos prêcheurs et nos prédicateurs ?