Encore une fois, les médias français ont raté l'occasion de relater avec neutralité et professionnalisme ce qui se passe réellement en Tunisie. Si du Temps de Ben Ali et des lendemains noirs du 14 janvier 2010, ils ont choisi tantôt de louer les mérites d'un dictateur, tantôt de faire la sourde oreille ; aujourd'hui, ils contribuent drôlement à la médiatisation du processus démocratique de la Tunisie post-dictatoriale. Une fois encore, on prône le sensationnel et on use des moyens les plus choquants pour attirer un maximum de téléspectateurs, au détriment d'une patrie entière et d'un peuple vaillant ! Un reportage qui assombrit l'image réelle de la Tunisie On est jeudi 17 janvier 2013. Des centaines de milliers de téléspectateurs tunisiens ou étrangers résidents en Tunisie, de ceux qui ont encore la chance de capter les chaînes françaises, attendent impatiemment la diffusion du reportage intitulé «Tunisie, sous la menace salafiste» dans l'émission phare «Envoyé spécial» sur France 2. Un reportage effectué par le journaliste d'investigation Karim Baïla. Un correspondant qui a été classé parmi les dix plus grands reporters de guerre en recevant le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre 2012. Or, il semblerait qu'il ait raté sa mission en Tunisie. C'est en tout cas, l'avis des citoyens tunisiens après avoir regardé le reportage. Durant plus de 35 minutes, l'on est scotché devant l'écran télévisé. D'abord, curieux, puis, de plus en plus obnubilés et choqués par cette avalanche d'images, les téléspectateurs en Tunisie, sont de plus en plus alarmés voire atterrés par le contenu du reportage. Une kyrielle infinie de faits divers réchauffés ayant eu lieu par-ci par-là durant deux ans. Une fois réunis, ces incidents donnent un court-métrage déconcertant en comparaison avec la réalité tunisienne. Le résultat serait le même si on collecte plusieurs images et actes extrémistes dans les plus vieilles et grandes démocraties au monde : tous ressembleraient à Afghanistan. Pour cause, ces images ne cristallisent même pas 1% de la vraie Tunisie. Elles ne représentent que quelques faits, certes dangereux et alarmants, mais qui demeurent minoritaires chez un peuple ayant été opprimé et frustré durant des décennies. Comment faire du sensationnel? Mode d'emploi En 35 minutes, le reportage de Karim Baïla a réussi à porter un coup très dur à l'économie, au tourisme et au processus démocratique de la Tunisie. Cette déferlante succession d'images alarmantes vue d'un seul angle, sans aucun effort d'analyse frappe l'image d'un pays encore instable et qui tente tant bien que mal de se relever après une dictature de 23 ans et une révolution bien douloureuse. On se plaît, au cours de ce reportage, à faire entendre un seul son de cloche et à ne montrer qu'un phénomène social minoritaire qui existe partout dans le monde, l'extrémisme religieux. Si dans les pays arabes, on appelle cela «salafisme», quoique l'étymologie de ce terme reste à éclaircir, en Occident, il revêt le nom de sectes religieuses où la pédophilie, l'inceste, les meurtres et les suicides collectifs sont les mots d'ordre. Les images diffusées agressent le téléspectateur. D'abord, ces femmes portant le voile intégral et ces jeunes hommes barbus sont libres de choisir le style vestimentaire qu'ils désirent. En outre, on trouve ces mêmes signes ostentatoires d'une appartenance religieuse (burqua, djellaba, barbe, voile, kipa, la robe noire des juifs ou des chrétiens) dans les pays occidentaux à commencer par la France. A-t-on parlé, dans ce cas-là, d'un pays sous une quelconque menace ? Par ailleurs, la diffusion de jeunes salafistes entourant des prédicateurs et pseudo-prêcheurs, qui nous viennent de l'Orient, est certes réelle, mais ce genre de phénomène ne représente nullement la société tunisienne, qui, rappelons-le, actuellement victime de tiraillements politiques et idéologiques, se cherche. D'un autre côté, les paroles de ces touristes français, durant le reportage, ont choqué plus d'un ici parmi nous, Tunisiens comme étrangers. Quand la dame a parlé des terrasses de café vidées des femmes, de ces mosquées qui ne leur ouvrent plus leurs portes pour la visite, l'on se demande si on parle bel et bien de la Tunisie. D'abord, parce que les femmes tunisiennes, jeunes et moins jeunes sont émancipées et comptent le demeurer. Voilées ou pas, elles fréquentent les lieux publics à leur guise, salles de cinéma, théâtre, boites de nuit, etc. Elles s'attablent non seulement aux cafés mixtes, mais y trouvent leur coin de lecture, y fument leur cigarette en papotant avec leurs conjoints, leurs amis ou leurs collègues. Quant aux visites interdites aux femmes touristes dans les lieux sacrés, c'est une autre paire de manches. Faut-il rappeler que le respect de soi passe par le respect d'autrui ? Coutumes et religions ? De tout temps, jamais musulmane ou juive ou athée n'aurait le droit de pénétrer dans une église ou même une petite chapelle perdue à la campagne sans être décemment vêtue. Et j'en parle en connaissance de cause ! En Serbie, on m'a interdit l'entrée d'une chapelle parce que je n'avais pas les cheveux couverts. Une des sœurs est accourue me demandant d'attendre d'abord qu'on m'emmène un foulard. Ai-je été choquée ou me suis-je indignée ? Moi, musulmane ? J'ai attendu sagement par respect des lieux et des cultes de ce pays. En ces lieux saints, les sœurs ou les pères veillent à ce que toute personne qui pénètrent les lieux chrétiens sacrés ait une tenue décente, surtout en ce qui concerne les femmes, elles doivent être munies d'un foulard avant de pénétrer les lieux. Alors que dans le reportage, la dame en tenue de plage (portant un short assez court et un décolleté) se lamente qu'on lui ait interdit la visite de la mosquée. Et pourtant, elle se dit être une fidèle de la Tunisie ! Quand on est l'habitué d'un pays, on connait ses mœurs et ses coutumes et on se doit de le respecter et de l'aimer même quand il passe par une phase très délicate. La Tunisie, on l'aime ou bien on ne l'aime pas. Mais on ne contribue pas à véhiculer une réputation qui n'est pas la sienne. A toute révolution succède une période d'anarchie et de désenchantement ! Certains médias français ont la mémoire courte. Auraient-ils oublié que toutes les révolutions et rebellions populaires avaient été suivies par de grandes périodes de désenchantement affligeant et de chaos sanglant ? Ou demande-t-on à ce petit pays qu'est la Tunisie de produire un miracle et de bâtir sa démocratie en deux ans ? La mémoire humaine moderne semble de plus en plus altérée et l'on devient amnésique très souvent. Faudra-t-il être un fin psychologue ou un grand historien pour comprendre que toute oppression accompagnée de violence et succédée par une révolution donne naissance, dans un premier temps, à l'éclatement sous ses multiples formes, idéologiques ou religieuses soient-elles ? Que ces jeunes qui se prônent salafistes ou jihadistes sont déboussolés et se cherchent ? Qu'ils tentent de se frayer un chemin, un avenir et ne trouvent en ces sectes qu'un moyen d'expression ou de protection ? Doit-on rappeler à ces médias français, qui ont tendance trop souvent à noircir l'image de la Tunisie, leur propre révolution, leur propre Histoire et le désenchantement ainsi que le chaos total auquel était délivré la France après 1789 ? Les Guerres de Religion sanglantes qui ont, durant 36 ans, ébranlé la France au XVIe siècle et ont donné une fracture religieuse entre une grande majorité fidèle au catholicisme, tandis qu'une minorité naissante se fait de plus en plus imposer et signe l'échec de la tolérance civile. Huit guerres avaient fragilisé la France. Une période noire qui s'achève avec l'édit de Nantes en 1598. Deux siècles plus tard, l'engouement général suscité par les idéaux révolutionnaires de 1789 cède la place au désenchantement parce que les faits sont là, le contexte n'était pas à la hauteur des attentes populaires et la France sombra de nouveau durant plusieurs décennies avant l'avènement de l'Etat démocratique. Une avalanche de critiques et d'indignation Après avoir regardé le reportage du magazine «Envoyé Spécial», les Tunisiens et les touristes qui étaient récemment parmi nous, aussi bien que les résidents étrangers se sont fortement indignés dans les réseaux sociaux. Et pour cause, ils ne trouvent, dans ce reportage, nullement la Tunisie dans laquelle ils vivent ou qu'ils ont visitée dernièrement. Les internautes tunisiens ou étrangers crient au non professionnalisme, au reportage à sens unique, à la malhonnêteté envers la Tunisie. Pis encore, on parle de complot, de haine, d'amateurisme et de coup monté pour frapper l'économie tunisienne. En effet, cette image sombre et affligeante que se plaisent à propager certains médias étrangers, qui, assoiffés de lectorats ou de téléspectateurs, au détriment de l'intérêt de tout un peuple, défigure encore plus le travail et le rôle des médias de manière générale. Cette fausse propagande qu'ils tendent de vendre est cruellement discriminatoire pour un pays qui se cherche et qui avance, malgré toutes les contraintes, dans la voie démocratique. Ce genre d'émissions, qui ne donnent aux téléspectateurs qu'un seul son de cloche, fausse la réalité et remet en doute la neutralité et l'impartialité de la presse française, ou du moins, une partie d'elle.