Par Khaled TEBOURBI Surpris, quand même, par la promptitude avec laquelle nos confrères français ont résolu «l'équation électorale tunisienne». Les résultats du vote venaient à peine de tomber (non définitifs au surplus) que «La Tunisie devenait islamiste», «Le printemps virait à l'automne» et «L'automne à l'hiver imminent». Tout le monde a lu, vu et entendu. Ça martelait à répétition sur les chaînes infos, ça déroulait dans les «new-barres», ça s'étalait par grandes manchettes sur les unes des quotidiens et des revues, ça ricanait même (lourd, balourd !) à «Charlie-Hebdo». On ne va pas chicaner sur du politique. Ce n'en est ni le lieu, ni l'objet. On parlera des bases d'un métier. Ces bases, ce sont nos modèles, les grands journalistes de l'Hexagone qui nous les ont transmises. Parmi elles, deux règles incontournables, imprescriptibles : l'une est que l'information doit être juste, strictement conforme aux réalités observées, l'autre est que l'opinion, fût-elle personnelle, subjective, ne vaut que si elle repose sur des arguments. Soyons francs : ni ceci, ni cela sur «BFM», «Canal+», «LCI», «I.Telé», les génériques publiques, «L'express», «Libé», jusque sur le très sérieux «Le Monde» et encore moins, à l'évidence, sur «Charlie-Hebdo». Pour information, on s'est contenté des 40% d'Ennahdha pour conclure que le mouvement a «pris possession du pays». Pas un mot sur les 60% de voix qui ont voté contre. Pas un mot sur les 53% d'électeurs tunisiens qui se sont abstenus. Si c'est cela informer, on se demande pourquoi il y avait tant d'envoyés spéciaux à Tunis, des chiffres communiqués par e-mails auraient suffi. Quels arguments, ensuite, ont servi à conforter cette certitude que la Tunisie «a basculé dans l'islamisme»? On a beau chercher: aucun. Ce qu'il y a eu, au final, c'est que les experts et les analystes dépêchés à l'occasion n'auront fait que restituer telles quelles les «humeurs de la place». On a silloné les rues, on a sélectionné des «micros-trottoirs», alors qu'en y regardant d'un peu plus près, en examinant avec un peu plus d'attention les enjeux et les rapports de forces qui se dégagent (vraiment) des élections du 23 octobre, on aurait compris, sans trop de mal, que la partie est loin, encore très loin d'être jouée. En toute apparence, nos confrères de France préfèrent s'emballer pour un «Buzz» (le syndrome islamiste est payant) plutôt que de concentrer leurs efforts, d'abord sur les particularités de l'Islam sunnite en Tunisie, et davantage sur les nuances et les subtilités d'un contexte sociopolitique nouveau. Et l'éthique? Et l'histoire? Libres à eux, bien sûr, de privilégier les recettes sur la vérité. De plus, il y a la crise, on nous répète sans cesse que les médias en subissent le contrecoup. Mais dans cette profession il n'y a pas que l'argent, les profits et les pertes, il n'y a pas que les bases du métier, il y a des valeurs d'éthique et de conscience qui s'imposent à tous, il y a surtout l'histoire qui juge et ne pardonne jamais. En ce qui concerne la Tunisie, l'histoire a déjà jugé que sous la dictature de Ben Ali, les médias de l'Hexagone ont observé, deux décennies durant, un silence quasi absolu sur les crimes du pouvoir et la violation des droits et des libertés. L'auteur de «La régente de Carthage», Nicolas Beau, est venu reconnaître, ici même, à quel point ce silence «a encouragé la corruption et endommagé notre économie et notre société». En se précipitant, aujourd'hui, sur le «Buzz islamiste», les envoyés spéciaux de «BFM» et de «I. Télé», les «talkistes» de «Canal+» et de «L.C.I», les éditorialistes du «Nouvel Observateur» et de «Libé» n'en font pas moins à vrai dire. Déjà à cause de cette «campagne» à hue et à dia, le tourisme tunisien voit sa clientèle française se rétracter. Un secteur, vital, risque de dépasser le million de chômeurs. Rien que cela, rien que sur de vagues supputations! Et que dire de l'investissement étranger? L'opinion occidentale est toute remuée par tant d'alarmisme mal à propos, par tant de fausses prédictions, tant de désinformation. Des chefs d'Etat et de gouvernement sont pris au jeu. L'Union européenne réagit. Les capitaux hésitent et s'effarouchent à leur tour. Si ce n'est pas mettre en danger l'économie et la nouvelle démocratie tunisiennes, si ce n'est pas aller dans le mauvais sens de l'Histoire, si ce n'est pas négliger l'éthique et la conscience d'une profession, c'est que nos modèles et nos maîtres, grands journalistes de France et d'Europe, ne nous ont rien transmis, rien appris de bon. De vrai. Dérive par la base On ne chicanera pas sur du politique, mais il est une image, proposée ce jeudi par le journal du soir (Al Watania 1) qui nous sort le cri des tripes. Un ébranlement que d'entendre une concitoyenne, professeur d'université, raconter l'agression que lui ont fait subir des étudiants fondamentalistes (pour non-port de voile!) et d'apprendre dans le même temps qu'elle souhaitait qu'on ne montrât pas son visage. Ce à quoi on a obtempéré, du reste, et c'est la raison, la seule et unique, de l'impatience qui monte encore en nous. Se peut-il? Une femme tunisienne libre, femme instruite, femme d'élite, sûre de ses droits, protégée par nos lois, qui se fait agresser et qui choisit «le statut» de victime anonyme de crainte d'encourir la vindicte des coupables. Aucun doute, justice sera rendue. Des voix responsables s'y sont aussitôt engagées. Mais l'attitude, à première vue paradoxale, de cette femme, en dit assez (long) sur les dérives possibles du sentiment religieux. Ce qui inquiète, ce n'est pas que les leaders islamistes ne tiennent pas leurs promesses. Loin s'en faut. Ils les tiennent, au contraire, car ils savent désormais où ils vont et où est l'intérêt du pays. Non : ce qui fait un peu peur c'est que quelques franges de leur base n'en soient pas tout à fait convaincues. A preuve, ces étudiants qui «jouent des bras» et qui restent persuadés que les femmes (non voilées) qu'ils menacent et malmènent, retiendront d'elles-mêmes la (triste) «leçon».