Jeudi dernier à Beit Al Hikma, l'universitaire Raja Bahri Yassine a présenté au cours d'une rencontre programmée dans le cadre des jeudis de Beit Al Hikma lancée depuis peu par le département des lettres de l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, une intervention autour de la tragédie des Morisques. Spécialisée dans l'étude des Morisques, Raja Bahri Yassine a dirigé une série de colloques sur la question des Morisques en sa qualité de maitre de conférence à la faculté des lettres, des arts et des humanités de Manouba, membre de l'Académie royale d'histoire de Madrid, professeur agrégée en langue espagnole et membre du conseil scientifique de l'Académie Beit Al Hikma. Au cours de sa présentation, l'intervenante a rappelé les principaux événements historiques, sociaux et culturels des Morisques en Tunisie et en Algérie. Evénements ayant contribué à l'enrichissement de la mémoire collective et de l'héritage légué après leur départ à toute la population du bassin méditerranéen. L'expulsion des Morisques d'Espagne est une expulsion promulguée par le roi Philippe III d'Espagne le 22 septembre 1609 qui signifie l'abandon des territoires espagnols par les Morisques, descendants des populations musulmanes converties au christianisme par le décret des rois catholiques du14 février 1502. Elle affecte particulièrement le royaume de Valence qui perd à cette occasion une grande partie de ses habitants. Le déroulement de l'expulsion dans l'ensemble des royaumes espagnols se prolonge jusqu'en 1614. « Au terme de plus d'un siècle de lutte entre chrétiens et musulmans dans la Péninsule Ibérique, Philippe III décida enfin en 1609, l'expulsion de tous les Morisques d'Espagne afin que le pays puisse retrouver son intégrité et le calme tant espéré. Le gouvernement avait pris les mesures nécessaires pour que cette expulsion soit rapide et efficace. Cette minorité a été forcée, du jour au lendemain, à s'exiler dans un pays où ils pensaient retrouver une certaine liberté d'action, de pensée, de mouvement et de religion. Ils pensaient pouvoir s'installer dans une nouvelle terre d'accueil ». La réalité fut tout autre puisque dès leur arrivée ils s'étaient retrouvés dans un monde différent, primaire et inconnu. Comment ce peuple en désarroi a-t-il pu survivre loin de sa terre d'origine? « Les témoignages de l'époque diffèrent, quelques uns pensent qu'il y a eu intégration et même assimilation de cette minorité, d'autres pensent que certains vécurent une seconde tragédie puisque la population autochtone les avait complètement rejeté les traitant de mécréants et d'espagnols. Ils parlaient pratiquement tous le castillan et en outre leur aspect physique différait, bon nombre parmi eux étaient blonds aux yeux bleus. D'ailleurs, plusieurs tentèrent un retour au pays natal malgré les atrocités du Tribunal de l'Inquisition. Un bon nombre de procès de l'Inquisition témoigne de ce fait. Ayant refusé de renoncer à la foi musulmane, ils furent ainsi traduits devant le Tribunal de l'Inquisition, note l'universitaire dont l'étude présentée a été réalisée à partir du manuscrit inédit de Francisco Ximénez . L'intérêt de ce manuscrit porte sur les remarquables observations du père trinitaire à propos de son séjour en Tunisie. « Il a séjourné pendant quinze ans dans ce pays et pendant ces années, il fut le témoin direct de multiples évènements qui se déroulèrent à Tunis et qu'il consigna scrupuleusement dans son journal. Il demeura dix sept ans en Afrique du nord. De 1718 à 1720 à Alger et de 1720 à 1735 à Tunis. Il fit une première tentative à Alger pour fonder un hôpital à Oran, mais il échoua, car il fut soupçonné d'être un espion espagnol, il se dirigea alors vers Tunis où il réalisa son rêve » explique l'intervenante. Et d'ajouter « A Tunis, il eut plusieurs entretiens avec le bey et ses ministres au sujet de la construction de l'hôpital car à cette époque il n'existait à Tunis qu'une infirmerie. Un tome de son journal est dédié aux discussions et aux rencontres avec le bey de Tunis et ses ministres, entre autres, Chérife Castelli, maure andalou, très fortuné et dont il affirme, à maintes reprises, qu'il l'aurait beaucoup aidé pour la construction de l'hôpital. Ximénez réussit finalement à poser la première pierre le 4 août 1722. Il lui donna le nom de l'un des deux fondateurs de l'ordre des trinitaires, Saint Jean de Matha » Concernant l'activité culturelle qui fut très développée, Raja Bahri Yassine a évoqué entre autres, la grande Mosquée de Tunis qui n'est pas seulement un lieu de prières où sont célébrés avec le plus grand éclat les offices du vendredi et des solennités de l'année liturgique, c'est aussi une université dans laquelle enseignent les maîtres versés dans les diverses branches du savoir. « Ximénez fait bâtir également un nombre élevé de collèges. D'après lui, l'enseignement dispensé dans les medersas et à la Grande Mosquée portait sur un petit nombre de disciplines. Il visait à donner une bonne connaissance de la langue arabe et de la religion musulmane par l'étude de l'exégèse coranique (tafsir), des traditions prophétiques (hadith), de la théologie (kalam), des fondements de la religion (usul al din), du droit par l'étude de la jurisprudence (fikh) et des fondements du droit (usul al fiqh). Cet enseignement permettait à ceux qui l'avaient reçu d'exercer les professions de maître d'école (muaddib) de lecteur du Coran, d'avocat ou de juge ». Outre, la conférence, le public présent a été convié à suivre une projection de film « Expulsados » (Les expulsés) de Miguel E. Lopez Lorca, documentaire fiction restituant des fragments de cette triste saga des Morisques qui ont beaucoup apporté pour notre pays et le bassin méditerranéen.