Un Balcon sur l'Algérois est le quatrième roman de Nimrod. A travers ce récit autofictionnel, le romancier tchadien donne à lire les heurs et malheurs de ses premières années d'exil à Paris. Une éducation sentimentale à l'ombre du Mouvement de libération des femmes et de la Sorbonne. Avec trois romans et un recueil de récits poétiques, une dizaine de volumes de poésies, des essais, dont deux consacrés à son mentor et modèle Léopold Sédar Senghor et, last but not least, des livres pour la jeunesse, l'écrivain tchadien Nimrod, 54 ans, est sans doute l'un des auteurs africains les plus féconds de sa génération. L'un des plus talentueux aussi, comme en témoigne sa fiction singulière, campée au carrefour d'un lyrisme stylisé, l'autobiographique et le romanesque puisés autant dans l'imaginaire africain que dans une connaissance approfondie des classiques des lettres mondiales. Nimrod a quitté le Tchad à cause de la guerre civile de 1979. Il est arrivé en France au début des années 90, après un crochet par Abidjan. Ses romans racontent la douleur de l'exil, la douceur et le drame du retour au pays natal. Ils sont empreints du paysage fondateur de la savane tchadienne, sa robe fauve et ses acacias parasols qui peuplent à tout jamais l'imaginaire du romancier. Parlant de sa venue à la littérature, le Tchadien a écrit : « On commence à écrire des poèmes à seize ans et demi. A quarante ans, on prend conscience du tribut qu'on doit payer à la nostalgie et à ses variantes que sont l'amour, la beauté, la mère. On écrit des romans, des essais, on dirige des revues littéraires (Aleph, Beth, puis Agotem). On ne sera jamais guéri d'avoir survécu à tant de beauté, à tant de misère. » La littérature est une ascèse, une ascèse dans la nostalgie ! Un regard cynique et acéré Toutefois, le nouveau récit que vient de publier Nimrod ne s'inscrit pas tout à fait dans cette esthétique de la nostalgie. Un balcon sur l'Algérois marque le début peut-être d'un nouveau cycle dans la prose romanesque de l'écrivain, où l'ironique l'emporte sur le regret, le sens du ridicule et de l'autodérision sur celui de la perte. Les ingrédients de sa fiction n'ont pas pour autant changé : le vécu, les mythologies du vivant, les sentiments qui nous relient aux autres… Mais le regard, oui. Un regard acéré et cynique caractérise ces pages consacrées aux années et amours parisiennes de l'auteur. Comme à son accoutumée, celui-ci se cache sous le voile transparent de l'autofiction, mais bâtie cette fois moins comme un masque que comme le prisme de lecture d'une société cruelle et superficielle. Un stratagème qui n'est pas sans rappeler celui de Molière dans Le Misanthrope. Un Balcon sur l'Algérois raconte les heurs et malheurs de Loulou, jeune étudiant tchadien venu faire des études supérieures à Paris. Il tombe éperdument amoureux de Jeanne-Sophie, sa directrice de thèse et spécialiste de Stendhal. Pour les beaux yeux de cette Sorbonnarde, fille de militaire et suffragette, Loulou a sacrifié son premier amour – la littérature africaine sur laquelle il voulait initialement travailler – et a oublié commodément sa femme et sa fille, restées au pays. « Les yeux de Jeanne-Sophie étaient immenses de beauté et de chagrin. Ils étaient vert-jaune. Je me suis accroché à leur lumière comme si je voulais préserver une douleur surprise tantôt. » Ainsi s'ouvre le premier chapitre du roman, un chapitre tout entier dédié à la beauté à la fois charnelle et éthérée de cette maîtresse exigeante qui trouble tant le narrateur. Ses yeux, mais aussi son visage (« il ruinait toute dévotion ») et ses seins (« ils représentaient à mes yeux les mangues de Pâques de mon enfance »). Les deux ne tarderont pas à devenir amants. Femmes de pouvoir et de parole Or, Jeanne-Sophie n'est pas seulement une présence charnelle, elle est aussi une force intellectuelle. Elle milite au MLF, mais aussi pour l'aide à l'Afrique. Avec ses deux copines, dont l'une a fait un enfant avec un éboueur malien au grand désespoir de sa famille de banquiers de père en fils, elles constituent une caste à part, au sein de la bourgeoisie dominatrice parisienne. Femme de pouvoir et de parole, Jeanne-Sophie est aussi une prédatrice qui « séduisait les mâles par un jeu auquel ils ne comprenaient rien ». Chemin faisant, elle se révélera être la catastrophe de son jeune Loulou. Celui-ci n'avait rien vu venir, mais lorsqu'il voudra s'arracher à l'influence de son amante trop étouffante, la vengeance de la Belle sera terrible. Elle va s'en prendre à ce qu'il a de plus précieux, à sa bibliothèque, vidant celle-ci de ses milliers de volumes qui constituent l'âme nourricière de l'étudiant. Il y a quelque chose du tragique stendhalien dans cette fin, tout comme dans la configuration psychosociale que met en scène Nimrod dans ce roman de romantisme tardif, qui fait écho à l'univers du roman Le Rouge et le Noir. Madame de Rênal et Julien Sorel ne sont pas ici seulement matière pour le cours magistral de Jeanne-Sophie, mais le drame du couple stendhalien devient dans les mains d'un romancier talentueux un prisme pour la relecture de la thématique complexe de l'amour en blanc et noir qui hante nos imaginaires modernes, depuis au moins Shakespeare. (MFI)
Un Balcon sur l'Algérois, par Nimrod. Ed. Actes Sud, 185 pages.