Par Khaled Guezmir Mahmoud Messaâdi, certainement l'écrivain et philosophe le plus puriste de la langue arabe en Tunisie au siècle dernier fait dire par son héros d'Essoud (Le Barrage) (Ghaylen), à sa bien-aimée « Maymouna » : « Ennama al maôutou al Kamela ya Maymouna… Lakenna attachwicha fil hay wal hayet (La mort, c'est l'absolu mais la vie c'est l'agitation). Cette affirmation de grande vérité existentielle nous ramène à tout ce bazar politique que nous vivons en ce moment, presque trois ans après la Révolution. On attendait le rationalisme démocratique mais on nous a servi l'horizon « démocratique islamiste » avec toutes ses composantes libérales, salafistes, jihadistes et terroristes. C'est à l'existentiel de faire le tri pour ne garder que le raisonnable et ce qui peut être utile (ma yanfaou fil ardh). Dans ce magma où la politique joue son extinction et sa fin parce que trempée jusqu'au cou dans l'irrationnel, alors qu'elle a été inventée depuis les Grecs pour canaliser les passions et les instincts primaires des foules et des peuples, le devoir patriotique, aujourd'hui, c'est d'essayer de tempérer un tant soit peu le dérive vers le passionnel et la violence. J'ai parlé tout au long de ces trois dernières années avec beaucoup de Tunisiens ordinaires proches de l'islamisme y compris dans ma propre famille, pour essayer de comprendre l'ascendant qui les tire vers, d'abord le sentiment religieux excessif… puis vers l'adhésion à l'islamisme politique mais sans grande envie de servir une structure ou un parti. Le sentiment que j'ai retenu c'est que ce peuple de « nouveaux » musulmans est, d'abord, très pacifique et très pragmatique. D'ailleurs, souvent ils reprochent aux « politiques » d'embarquer l'Islam dans leurs ambitions du pouvoir, mais ils éprouvent de la sympathie pour l'expérience de vouloir « moraliser » la vie publique, l'économie et les « affaires ». Autre constatation et pas des moindres, ces islamistes modérés et bien trempés dans leur tunisianité, aiment Bourguiba et lui reconnaissent sa lutte contre la colonisation, son œuvre de construction de l'Etat national moderne et surtout sa probité à toute épreuve. En cela, ils espèrent que la classe politique, toutes tendances confondues, suivrait sa voie. On s'exclame souvent avec une certaine nostalgie : « Ya hasra aâla Bourguiba… Bourguiba ndhif ! » (Bourguiba était propre). Par conséquent, ces Tunisiennes et Tunisiens, des masses silencieuses attachées à l'identité et à la culture musulmane n'ont rien contre la « modernité » de Bourguiba ou contre sa politique étrangère pro-occidentale. Mais, ce qu'elles reprochent à la « modernisation c'est l'apparition de « castes » et de personnes dites « hors la loi » qui ont accaparé certains rouages de l'Etat et des finances du temps de la dictature. C'est ce qu'ils désignent un peu par les « voyous » qui n'ont pas de respect pour les préceptes religieux musulmans ancrés dans la solidarité et la moralisation de la vie publique et même privée. Ce sentiment est ressenti très profondément en milieu rural mais aussi par la petite bourgeoisie tunisienne des villes. La ferveur pour l'Aïd, pour Ramadan (même si on ne l'observe pas), pour la prière et pour le haj est une constante vécue en dehors de la politique par ce bon petit peuple de Tunisie. Aujourd'hui, la politisation excessive de l'Islam, leur culture chérie, est perçue comme une agression à tout leur imaginaire. C'est pourquoi ils redoutent avec force les erreurs qui peuvent être majeures et tragiques des islamistes très politisés et qui peuvent « souiller » ou porter atteinte à l'Islam bienfaiteur. Le concept de la « Fitna » (discorde) est très vivace dans cet imaginaire et ils reviennent, souvent, aux différends qui ont divisé les musulmans à travers toute l'histoire politique de cet espace très diversifié depuis la « grande discorde » entre Aïcha, épouse du Prophète (SAWAS) et son cousin, Ali, quatrième Calife. Personnellement, j'en déduis une véritable sagesse populaire de grande modestie, vivant affectivement son humilité et son Islam heureux. Son idéal de société, c'est le « juste milieu » tant recommandé par Aristote. Comme quoi la bonne religion peut être en parfaite harmonie avec la philosophie. C'est celle qui conduit à la paix et à la vie et non à la violence et à la mort. Platon disait qu'il fallait des « Rois philosophes ». Moi je serai pour un gouvernement de la sagesse populaire… celle de la Tunisie profonde, musulmane, sans politisation excessive et surtout heureuse !