La société tunisienne a été régie par deux figures majeures de l'opposition : la gauche et les islamistes. Leurs idéologies avaient leurs empreintes dans la formation des générations, notamment les jeunes et les étudiants. Aujourd'hui, la société tunisienne récolte le fruit amer de l'ancienne répression des opposants et des conflits de leurs idéologies face au pouvoir de Bourguiba et de Ben Ali par la suite. D'une part, l'islamisme remonte à la surface du pays, et les intégristes émergent comme des champignons avec une métamorphose sociétale tangible : une grande tendance à porter le voile et le niqab, pour les hommes, barbe et « horqa », les lieux de culte ont changé de nature, changement de mentalité qui va vers la décadence, etc. de l'autre côté, les affiliés de la gauche essayent, positivement ou négativement !, de freiner le déferlement islamiste car ils considèrent que la société tunisienne est plus portée sur la religion voire même l'essor de l'esprit wahabiste. Ainsi, certains intellectuels ont abordé le sujet du parcours de l'opposition et des répercussions de leurs idéologies sur la société tunisienne, à l'instar de Fadhel Jaibi, figure emblématique du théâtre tunisien, qui a analysé dans sa pièce Khamsoun, la montée en crescendo de la vague islamiste et qui l'a emporté au détriment de la gauche, ou Fathi bel Haj Yahia, auteur du fameux livre « El Hay yrawah » ou « la gamelle et le couffin », titre en français, avec qui nous avons eu cette interview, et qui a puisé dans sa mémoire vive, les vérités les plus acrimonieuses du parcours et de la répression de la gauche sous Bourguiba de 1966 aux années 80. Interview : Le temps: Dans votre livre « La gamelle et le couffin », vous parlez de votre expérience de la prison, en tant que militant de gauche. Est- il facile de réinterroger la mémoire avec autant d'objectivité ? Fethi Belhaj Yahia : Bien sûr que non ! Tout travail sur la mémoire demeure forcément subjectif. Pour l'acteur, le retour sur la mémoire, la restitution d'une atmosphère donnée ou d'un pan de vie révolu demeurent très problématiques du moment qu'il serait forcément tenté de « recomposer » voire même « embellir » à la manière de photoshop son image et son rôle du moment que son être est en jeu. C'est pourquoi toute œuvre de mémoire, surtout biographique n'est jamais « neutre » et tend généralement à être fonctionnalisée à des fins précises. L'expérience de prison est à ce titre unique et se prête plus que toute autre expérience à ces risques de « manipulation » ou « fonctionnalisation ». On a vu des ex-détenus parler ou écrire pour faire prévaloir leur « innocence », la « justesse de leurs points de vue », leur « résistance face à la machine destructrice de la police et de l'incarcération », leur « statut de victime incontestable ». Qu'ils soient nationalistes, youssefistes, de gauche, islamistes, salafistes, militaires, policiers ect., le lecteur se retrouve face à une plaidoirie auto-justificatrice, parfois un récit héroïque et une tendance à la victimisation qui culpabilise le lecteur et le renvoie à sa propre lâcheté de ne pas avoir été, lui aussi un ex-taulard. C'est en cela que réside parfois le côté pervers de ce qu'on appelle « La littérature carcérale ». Souvent elle ne ressent pas le besoin de passer par l'esthétique des mots et de la phrase pour raconter les êtres et les choses. Elle fait l'économie de la littérature pour s'imposer comme littérature. - Le mythe Bourguiba revient avec force après la révolution. Qu'en pensez-vous ? - Toujours est-il que faire revenir Bourguiba aujourd'hui peut s'expliquer par le contexte politique qui prévaut en ce moment. Il y a, quoiqu'en dise, une vraie bataille sur fond de confrontation entre deux projets de société : Celui qu'on pourrait appeler « moderniste » face au projet « islamiste » ou « islamisant ». Le premier a été incarné par Bourguiba bien que dirigiste et amputé de sa dimension démocratique qu'on essaie aujourd'hui de la lui rendre tout en étant embarrassé de toutes ces figures de l'ancien régime qui hypothèquent la valeur « révolution ». Le deuxième celui incarné par « Ennahda » au pouvoir qui a saisi de Gramsci l'idée de l'hégémonie culturelle à la différence que ceux-là ouvrent pour le retour de l'ancien religieux et non de l'instauration d'une nouvelle culture de rupture avec tout ce qui alourdit les consciences collectives. Une vraie polémique sur comment conjuguer le sacré au profane et vice versa. Les enjeux sont multiples et vitaux : philosophie de l'enseignement, perception de la femme par la gent masculine, constituante de la grille morale sociétale, liberté individuelle et conception de l'individu face à l'idée de la communauté et aux valeurs-lignes rouges collectives, droit positif et sources législatives, Etat et religion avec en plus le malheur que tout se joue sur fond de difficultés sociales et économiques et une perte de plus en plus accélérée de cette chose fondamentale pour la survie de tout peuple : l'espoir en l'avenir et l'espoir tout court. -Les islamistes n'étaient pas nombreux à cette époque ? - Ils n'étaient pas nombreux en tant que figures ou militants, mais le terreau était là, il y avait une mentalité collective traumatisée par la modernisation dirigiste : exode rural, quartiers miséreux ceinturant les villes, nouvelles télévisions de prêche, victoire de l'islam en Iran face à l'arrogance israélienne, disparités sociales suite aux choix libéraux, confusion entre archaïsme et patrimoine. Il ne fallait que semer pour récolter et ils ont su le faire. Enfin il est temps de revisiter l'expérience bourguibienne dans ce qu'elle a donné et ce qu'elle a généré. S'il y a un enseignement à tirer c'est qu'aucune politique aussi noble et bien intentionnée qu'elle soit, ne peut se développer en dehors de la liberté et de la démocratie. - Ne remarquez-vous pas qu'il y ait une nouvelle tentative de réécrire l'histoire de la société tunisienne en démythifiant l'image de Bourguiba notamment par la Chaine el-jazira à travers les documentaires qu'elle a diffusés, ou par le mouvement ennahdha ? - Le mouvement islamiste est un mouvement qui s'inscrit dans un antagonisme vital avec la vision bourguibienne. Ce qu'on appelle, nous, le modernisme de Bourguiba, eux ils l'appellent perversion. Selon eux, il a perverti le pays et les gens parce qu'il a fait balancer le pays dans une forme d'occidentalisation. Paradoxalement la gauche tunisienne était, dans les années 70, dans une situation plus tragique et plus difficile que celle où sont les islamistes aujourd'hui. D'un côté, on était dans la même vision moderniste que Bourguiba : oui pour l'émancipation féminine, oui pour la généralisation de l'enseignement, oui pour introduire un enseignement moderne et opter entre autres pour les langues arabe et étrangères, oui pour ce qui de considérer la Zitouna comme un lieu de conservatisme car elle confond le savoir et la foi ; de l'autre côté, il fallait combattre le dictateur, le paternaliste, le père omniprésent, débordant, étouffant. La démarche du mouvement Ennahdha, de la chaine el Djazira et autre, est tout à fait conforme à sa vision du monde : déconstruire les fondamentaux de la politique bourguibienne, à commencer par l'enseignement parce que qu'on le veuille ou non, l'avenir de toute nation est tributaire de son système d'enseignement. Ce n'est pas pour rien qu'on entend aujourd'hui parler de l'enseignement zitounien qui cherche justement à reformater la tête du Tunisien. Rached Ghannouchi l'a expliqué clairement : il œuvre pour une dynamique sociale qui interdirait d'elle-même ce qu'il n'ose pas interdire aujourd'hui. - Bourguiba a-t-il procédé de la même manière vis-à-vis des opposants de gauche et des islamistes ? - Avant, la gauche était la seule opposition face à Bourguiba, avec les nationalistes arabes qui étaient minoritaires. Plus tard, les islamistes sont apparus. La gauche était considérée à la limite comme l'enfant prodige. Elle était le produit de l'université, ayant une vision moderne quoique rebelle. Bourguiba reconnaissait sa valeur intellectuelle. Alors que les islamistes étaient perçus comme détenteurs d'une culture arriérée et rétrograde. Il faut dire qu'Ennahda à ses débuts (Tayar al Islami) était, de l'aveu même de ses dirigeants actuels, dans une conception rigoriste et passéiste de l'islam. Dès le début des années quatre-vingt, une guerre presque ouverte se déclara entre le pouvoir et les islamistes. Elle aboutit à la condamnation à mort de ses dirigeants. Bourguiba était en général allergique à tout ce qui venait d'Orient, nationalisme arabe et islam confondus. Il était dans une sorte de binarité Orient-Occident qui ne laissait pas de place à une quelconque acceptation d'un mouvement islamiste venant remettre en cause, même symboliquement, ce qu'il considère être son œuvre majeure de modernisation synonyme de « sortie du sous-développement économique et mental » (surtout mental) ! Pour conclure : Inviter aujourd'hui Bourguiba dans une phase cruciale de l'histoire du pays où l'enjeu fondamental est celui de la démocratie et des libertés ne peut se faire sans beaucoup de prudence et de réserves. Expulser Bourguiba du débat en invoquant la longue liste des victimes de son autoritarisme peut cacher des intentions occultes de rejeter en même temps sa grande réalisation d'avoir réglé l'horloge de la Tunisie sur l'heure du monde réel et non celui du monde fantasmé. C'est entre ces deux bornes qu'il faut savoir chercher la bonne équation.