L'Assemblée des Représentants du Peuple ARP a enfin adopté la nouvelle loi anti-terroriste qui aura en tout nécessité l'aval de 4 commissions, la tenue de 48 réunions, plus de 160 heures de travail, 3 jours de débats intensifs, le oui de 174 députés et des dizaines de vies ôtées par des barbares sanguinaires. Malgré quelques articles suscitant encore polémique, cette nouvelle loi portant sur «la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent» est jugée satisfaisante dans l'ensemble. Mais suffira-t-elle à éradiquer le fléau du terrorisme en Tunisie et à dissuader les djihadistes de commettre leurs actes criminels ? Peu sûr, affirment les experts si de vraies réformes cruciales ne sont pas apportées à des secteurs vitaux, à commencer par celui sécuritaire. Dans un rapport édité le 23 juillet, l'International Crisis Group (ICG) a pointé du doigt les failles et autres dysfonctionnements de l'appareil de sécurité intérieure tunisien, regroupant les agents de la sécurité nationale, de la police, de la garde nationale, de la protection civile et des services pénitentiaires, dans le contexte actuel où le pays fait face à une menace terroriste grandissante. A travers ce document intitulé « Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie », l'ONG multinationale, qui œuvre pour la résolution pacifiste des conflits meurtriers dans le monde, réalise une synthèse globale de la situation sécuritaire en Tunisie et émet un certain nombre de recommandations visant à «apporter une réponse équilibrée et proportionnelle à la montée du djihadisme et des violences sociales et à aider le pays à sortir de la fausse opposition entre ordre et liberté. » L'ICG estime ainsi que les attaques répétitives contre les différents corps sécuritaires en Tunisie, à savoir la police, la garde nationale et l'armée, ainsi que les deux derniers attentats du Bardo et de Sousse sont la preuve indéniable de la percée significative des groupes islamistes radicaux dans la région. L'ONG ajoute : « Les autorités éprouvent des difficultés à faire face à cette menace et à développer une politique publique de sécurité. Si la situation est en grande partie liée aux problèmes internes des forces de sécurité intérieure (FSI), le contexte régional n'aide guère. Pour faire face à cette violence, mais aussi mieux gérer les contestations politiques et sociales, une réforme d'envergure des FSI est nécessaire.» Dans une interview accordée au Monde, Michaël Béchir Ayari, analyste principal d'ICG pour la Tunisie, explique que « Ces failles sécuritaires résultent en partie du dysfonctionnement structurel des forces de sécurité intérieure ainsi que de leur inadaptation au nouveau contexte ouvert par le départ de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011. Depuis le soulèvement de 2010-2011, les agents n'inspirent plus la peur au citoyen, les exigences démocratiques sont plus élevées, la menace terroriste plus sérieuse et les protestations sociales plus importantes. » Il ajoute que contrairement aux idées reçues, l'appareil sécuritaire sous Ben Ali n'était pas si efficace mais que l'autoritarisme et la dictature donnaient, à l'époque, l'illusion d'une « toute-puissance de la police ». D'après l'expert, les citoyens avaient inconsciemment peur des policiers et le régime en place n'a fait que cultiver cette peur au lieu de renforcer le savoir-faire et le professionnalisme de son appareil sécuritaire. Une fois le président déchu et la peur oubliée, la police est apparue sous son vrai jour : Manquant de moyens humains et techniques pour maintenir efficacement l'ordre et de repousser durablement le danger terroriste. Mais au delà de cet aspect, M. Ayari souligne que depuis 2011, le moral des agents est en berne et leur démotivation palpable. Ne se sentant plus en sécurité et conscients d'appartenir à une institution fragmentée, divisée et menacée, ils peinent depuis à retrouver leur pouvoir d'antan. Autres faits marquants, ayant contribué selon l'expert à affaiblir le corps sécuritaire, le changement effréné de responsables et de hauts cadres à la tête des différentes unités dû à l'alternance de plus de cinq gouvernements depuis 2011, la pression des structures syndicales ainsi que le recrutement précipité de milliers de policiers n'ayant pas reçu de formation adéquate. Pour ou contre des réformes ? Depuis 2011, de nombreux organismes locaux et internationaux se sont intéressés à la réforme du corps sécuritaire en Tunisie et ont voulu apporter leur pierre à l'édifice. Mais ces efforts n'ont été que moyennement appréciés par l'institution policière. Selon l'ICG, nombreux sont les agents sécuritaires conscients des failles de leur structure mère. Convaincus qu'une réforme est nécessaire et possible, ils sont toutefois réticents par rapport à toute intervention extérieure. Pour eux, les priorités seraient d'améliorer les capacités de gestion de l'institution policière, de réduire ses mauvaises pratiques (brutalités policières, croissance de la petite corruption) et de lutter contre le développement du système clientéliste qui risque de la gangréner. Pour l'International Crisis Group, la réforme du système sécuritaire en Tunisie ne peut en aucun cas se réduire à l'acquisition de nouveaux équipements ou au renforcement des capacités opérationnelles anti-terroristes mais elle doit également inclure la modification des statuts juridiques qui régissent le secteur, la mise en place d'une stratégie de sécurité globale, la mise en œuvre d'un ambitieux plan de gestion des ressources humaines, l'amélioration de la formation initiale et continue mais aussi la coordination d'effort entre la classe politique et les acteurs du secteur de la sécurité intérieure. Pistes de réflexion Après avoir dressé le bilan actuel du corps sécuritaire en Tunisie et mis en exergue ses différentes défaillances, l'ICG propose quelques recommandations adressées aussi bien aux Présidences de la République et du Gouvernement qu'aux partis politiques, à l'ARP, aux ONG internationales, aux instances internationales et aux Etats partenaires de la Tunisie dans le domaine de la sécurité. Il en ressort la nécessité de faire de la réforme du système sécuritaire une priorité nationale, passant obligatoirement par une réconciliation entre politiciens et sécuritaires. L'ICG insiste aussi sur l'urgence de l'élaboration d'un nouveau code de déontologie du secteur de sécurité intérieure ainsi que de la mise en place d'un centre de regroupement des informations sécuritaires, impliquant les Ministères de la Défense, de l'Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères mais aussi de l'Education, de la Formation professionnelle et des Affaires religieuses. De même, l'ONG recommande de prôner un discours anti-terroriste qui ne soit pas antireligieux et incite les autorités à organiser un débat national portant notamment sur la notion de sécurité dans un état de droit, le rôle et les missions de la police et visant à briser les tabous et les non-dits. L'ICG appelle de même les acteurs de la société civile à coordonner les aides bilatérales et multilatérales en vue de soutenir les efforts du corps sécuritaire.