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« La liberté est une ascèse, un exercice douloureux qu'on doit répéter au quotidien»
Publié dans Le Temps le 25 - 09 - 2016

L'écrivaine et présidente du Collège international de Tunis (fondé en 1998), Hélé Béji, vient d'obtenir le Grand prix de l'Académie Française ‘Hervé Deluen'. Avant d'entamer une carrière au sein de l'UNESCO, Hélé Béji avait enseigné la littérature française au sein de l'Université de Tunis.
Auteure de plusieurs ouvrages – dont ‘Désenchantement national. Essai sur la décolonisation', ‘Entre Orient et Occident. Juifs et musulmans en Tunisie', et ‘Islam Pride. Derrière le voile' – Hélé Béji nous a accordé un entretien exclusif où elle est revenue sur la situation générale du pays et sur ses futurs projets.
-Le Temps : Deux semaines après l'avènement du gouvernement d'union nationale, le pays sombre dans un équilibre précaire. Quelle lecture avez-vous de la situation globale actuelle ?
Hélé Béji :La fragilité est inhérente à toute forme d'institutionnalisation des libertés. La démocratie est toujours un processus inachevé parce que les libertés vont forcement être conflictuelles, cela revient à gérer les conflits sans détruire les aspirations contraires. C'est un travail de conciliation permanente. La démocratie n'est pas seulement l'expression d'un idéal politique, c'est l'organisation la plus diversifiée possible des relations humaines, en acceptant la part de folie et de raison en chacun de nous. Il y a des formes de folie destructrices, et d'autres créatives : elles sont toujours à l'œuvre dans un système où les libertés personnelles ont le droit de s'épancher. Il faut trouver une raison qui arbitre tout cela, que chacun trouve en lui la rationalité nécessaire. Maintenant, le fardeau est porté par tous ; on se sent partie prenante au processus, tout en peinant à s'y trouver à s'y situer, c'est de là que vient le malaise général. On se croit donc plus malheureux parce qu'on a à gérer notre propre liberté. Le processus de responsabilisation des libertés individuelles peut rendre les gens plus malheureux, quelle que soit l'euphorie procurée par la liberté d'expression.
Contrairement à la liberté, la soumission est une forme confortable d'irresponsabilité, parce qu'elle nous met hors-jeu, alors que la liberté est le fardeau qu'il faut porter tous les matins en se levant. La liberté met le sort de notre vie collective entre nos mains. À mon avis, la soumission est plus facile que la liberté. Il est plus aisé en effet d'être un conformiste obéissant. Dès que l'on sort de la fonction exécutoire, on doit concevoir, exécuter, trancher, penser et tout cela n'est pas donné au commun des mortels. C'est pour cela qu'il y a des individus qui sortent du lot et qui ont le pouvoir de trancher. La liberté est une ascèse, un exercice douloureux qu'on doit répéter au quotidien. On ne peut s'en décharger sur personne. C'est le signe qu'on n'est plus sous tutelle. C'est le « sapere aude » de Kant : ose te servir de ta propre intelligence.
Toutefois, il faut comprendre que la liberté ne réside pas uniquement dans la liberté d'expression, cette dernière n'est que la partie extérieure, la plus voyante, de la liberté. Malheureusement, la liberté d'expression n'est pas toujours à la hauteur de ses prétentions aujourd'hui ; elle peut être aux mains de forces de chantages, de propagandes, etc. Si elle n'est pas bien utilisée par les médias, elle peut rendre la vie politique inintelligible, elle peut même devenir une machine de tromperie. Ces mêmes médias deviennent un outil d'inintelligibilité. Et quand le monde ou l'actualité sont rendus inintelligibles, incompréhensibles, les gens prennent peur et deviennent plus vulnérables. Les médias ont tendance à dévier de leur mission d'information et de vérité, parce ce qui compte le plus pour eux, c'est le retentissement, ce n'est pas le contenu du message, mais son rayon de diffusion : on croit que parce que le message a une grande force de résonance, il est vrai. Mais heureusement, le public a du discernement, il ne se laisse pas si facilement embrigader. Ceci étant dit, j'ai pu suivre des débats à la télévision ou à la radio, menés par des journalistes tunisiens hors pair, car il en existe qui savent se garder de la surenchère et des polémiques excessives, ceux qui sont capables de mettre en valeur des postures contradictoires, tout en laissant le public se faire un jugement par lui-même. Certains m'ont donné des leçons de démocratie. Le journaliste n'est pas là pour faire la morale, ou juger, mais pour donner à voir et à entendre, pour éclairer ses concitoyens. Il doit être aussi un pédagogue.
-Le nouveau gouvernement, présidé par Youssef Chahed, est considéré par certains comme étant un gouvernement d'union nationale, tandis que d'autres estiment qu'il s'agit d'une équipe gouvernementale répondant aux normes du quota partisan. Qu'en pensez-vous ?
C'est un gouvernement d'arbitrage national, extrêmement réussi : tous les grands courants politiques ont accepté de cohabiter, à part ceux dont la fonction est de refuser. Le refus fait partie du jeu démocratique. L'unanimité n'existe pas, sauf par la force. On peut garder, si on veut, le mot « d'union », au sens d'union patriotique. Ce gouvernement est issu d'un processus qui relève d'une intelligence politique, d'un sens de l'équilibre et d'une rationalité profonde. C'est un gouvernement rationnel qui tente de dépasser les désirs irrationnels de tous les courants. La raison est au cœur de ce système. Je dirai même qu'il existe un fond de sagesse et de l'art et de l'exercice du compromis. C'est un équilibre difficile, précaire, mais je crois que le chef du gouvernement possède les qualités nécessaires et qu'il porte en lui un mélange de sagesse et de fermeté. Il a une autorité naturelle qui ressemble un peu à celle de Béji Caïd Essebsi. J'ai d'ailleurs beaucoup d'admiration pour Béji Caïd Essebsi qui possède une éloquence de gentilhomme du peuple – une capacité exceptionnelle de se mettre au niveau de l'intelligence populaire par le haut, et d'exprimer ce que souhaite le peuple. Le président de la République n'a pas inventé cette « union », il l'a ressentie à travers l'écoute du peuple et il l'a traduite par son initiative. Le peuple était fatigué de ces rapports de force entre les différents leaders politiques que l'on voyait sur les plateaux médiatiques. Ce gouvernement remet tous les leaders à leur juste place. Il les empêche, en quelque sorte, de céder à leurs penchants de domination. Ce gouvernement est le mariage de l'eau et du feu : la gauche cohabite désormais avec l'islamisme ! Je pense que l'hostilité, qui est un côté de la vie politique, doit être régulée par l'autre versant, la fraternité. Il y a toujours une tension entre fraternité et hostilité. Mais c'est de cela qu'est faite la paix civile. On sera peut être l'un des rares pays à avoir surmonté l'impasse dans laquelle se trouve la démocratie moderne, si cette expérience réussit. Le peuple européen cherche lui aussi une troisième voix. Quelqu'un comme Emmanuel Macaron en France, qui monte dans les sondages sans appartenir à aucun parti, refuse la division Droite/Gauche, parce qu'elle lui semble dépassée. Ce n'est pas le centre, le centre est une illusion, il n'existe pas. Ceux qui essaient de dépasser la bipolarité sont ceux qui vont ouvrir la voie pour une nouvelle forme de démocratie. La Tunisie n'est pas divisée en une Tunisie conservatrice et une autre progressiste, cela n'est pas vrai : dans tout moderniste, il y a un conservateur qui sommeille, et le contraire est tout aussi vrai. Béji Caïd Essebsi, qui a une sorte d'intuition tout à fait exceptionnelle, a compris et anticipé cela. Un homme politique cherche à traduire dans l'exercice de la politique les vraies attentes du peuple. Donc, il a ouvert la maison à tout le monde, en les invitant à venir poser les briques, à porter le fameux fardeau de la responsabilité. Toutefois, ceux qui n'ont pas souhaité en faire partie sont tout à fait dans leur droit. A tort ou a raison, peu importe. La démocratie est la permission de faire des erreurs. On ne doit pas être puni pour cela. L'erreur participe de la vérité démocratique. Je pense que ce qui s'est passé est très important, je dirais même que c'est historique. Faire de l'harmonie dans la discorde, comme l'a fait Caïd Essebsi, c'est fort et c'est ce qu'on est en train de faire.
Mais la politique n'est qu'un moyen, elle n'est pas une fin en soi. Le pari de gérer les différents penchants politiques a été gagné, mais est-ce que le gouvernement va réussir à réduire les inégalités, des inégalités terribles devant lesquelles toutes les démocraties, même les plus avancées, ont échoué ? Est-ce que la démocratie tunisienne, comme les autres démocraties, sera capable de réduire les inégalités ? Ceci est un défi sur lequel nous n'avons pas encore travaillé, parce que même dans les démocraties les plus anciennes, on constate que les inégalités se creusent de jour en jour. Plus le monde progresse, et plus les inégalités croissent. Le progrès n'a pas réduit les inégalités humaines. Il a réglé certaines choses mais pas l'inégalité. On n'a pas encore trouvé la bonne formule. Le communisme a voulu créé une société sans classes, mais il en a fait une société totalitaire.
Comment peut-on travailler pour qu'une partie de la société vive mieux ? La question n'est pas qu'économique. Après plusieurs années d'observation, je découvre que la démocratie politique moderne s'est produite dans son histoire après la conquête de prospérité. Elle est le fruit de la prospérité. Mais elle, la démocratie, est-ce qu'elle est capable de produire de la prospérité ? Si elle n'y arrive pas, ou si elle n'y arrive plus, au bout d'un certain nombre d'années, que se passera-t-il ? Que fera-t-on ? Si la démocratie ne crée pas au moins un début de prospérité, elle perdrait sa raison d'être. Ou bien on retomberait dans le choix de la tyrannie, comme cela s'est déjà produit dans l'histoire. D'ailleurs. Il y existe déjà un contre-discours qui souligne cette faillite de l'égalité en démocratie, c'est celui de Daech. Daech naît aussi sur le champ de ruines des idéologies de gauche qui ont voulu réaliser l'égalité sociale et qui ont échoué. Les systèmes démocratiques modernes ont failli à leur mission d'égalité et de prospérité pour tous. Les jeunes qui s'engagent là-dedans ont l'impression de vivre une aventure où ils se forgent un mythe : une société plus égalitaire, où ils seraient des acteurs reconnus et puissants, et non pas des laissés-pour-compte et des parias sans avenir. Bien-sûr qu'ils vont le faire avec des moyens brutaux, mais la brutalité n'est pas le propre de Daech. Toutes les histoires de génocide humain n'ont pas été le propre de fanatismes religieux. Il y a trop d'appel à l'aventure, à l'héroïsme, à une société autre, utopique, même si « l'administration de la cruauté » est revendiquée comme telle par ses adeptes, pour qu'on n'y voie que de la cruauté à l'état pur. Ce n'est pas la seule explication qu'on peut donner de Daesh bien évidement. Mais il ne faut pas négliger cette étendue de malheur social, existentiel, humain dans les démocraties avancées, auquel on n'a pas trouvé de remède, et qui se traduit par des aspirations métaphysiques, et par une économie de la vengeance. En fait, c'est l'expression d'une énergie monumentale, qui ne trouve pas où s'exercer dans la société actuelle, et qui trouve dans la destruction et dans la guerre un exutoire.
-Toutefois, le chef de l'Etat continue à faire l'objet de plusieurs critiques de la part qui affirment que toute cette initiative n'avait pour but que de consolider le pouvoir de son fils, Hafedh Caïd Essebsi.
Je pense qu'ils se trompent, parce qu'ils raisonnent toujours avec le schéma dans lequel ils ont vécu avant la révolution : ils focalisent sur les personnes, alors qu'il s'est produit un vrai bouleversement. Nous ne sommes plus dans une monarchie héréditaire de droit divin. Tout cela me semble très artificiel et fabriqué. La monarchie absolue n'existe plus. C'est une question dépassée pour moi ; personne n'accepte plus ce qui est imposé arbitrairement. Or nous Tunisiens, nous tombons très vite dans les clichés, dans les jugements à l'emporte-pièce. Il y a des lois profondes qui sont en train de changer la vie politique désormais. Ce discours serait vrai si on était dans un système monarchique. Or, nous sommes dans un système où chacun ira voter à périodes régulières. Si on continue de réfléchir en termes de monarchie, c'est que peut-être nous sommes prisonniers d'un système de pensée lui-même nostalgique de la monarchie absolue. C'est peut-être qu'on n'a pas bien assimilé le pouvoir des élections. Ceux qui s'expriment en ces termes se donnent bonne conscience en expliquant qu'ils sont en train de critiquer le pouvoir, mais ils oublient qu'en se fixant sur « l'héritage », ils font revivre, sur le plan fantasmatique, un système dépassé, ils lui donnent une réalité qu'il n'a plus. C'est une critique anachronique. C'est peut-être une manière de se détourner de la vraie responsabilité, c'est une forme de paresse politique que de penser de la sorte. En ce qui concerne l'initiative présidentielle, avec l'accord de Carthage, je crois qu'elle a permis à BCE de sortir de la crise par la grande porte.
-Et que pensez-vous du fait que Youssef Chahed soit proposé pour tenir les rênes de Nidaa Tounes ?
Il n'est pas du tout contradictoire que le chef du gouvernement soit le secrétaire général de son parti ; les premiers ministres peuvent diriger aussi leurs partis, ce n'est pas une règle antidémocratique. Toutefois, le discours opposé qui dit que Youssef Chahed doit être au-dessus de tous les partis, puisqu'il préside un gouvernement « d'union nationale » qui ne dispose pas d'une majorité absolue à l'Assemblée, n'est pas déraisonnable non plus. Pour maintenir la distance harmonieuse avec toutes les forces politiques, cela se tient. Cependant, si le Premier ministre prend la tête de Nidaa Tounes, il pourrait garantir une stabilité partisane qui permettra au gouvernement de renforcer sa cohésion et son efficacité. Mais il faut qu'il sache qu'il ne le fait pas pour son parti, mais pour le salut de l'équilibre au sein de son gouvernement. Cela dépendra de sa capacité à gérer cette double mission. S'il arrive à faire la différence entre l'intérêt général et son parti, il peut y arriver. Donc, les deux positions, pour ou contre, ont chacune de bons arguments. S'il occupe les deux fonctions, sa charge sera, bien évidement, plus lourde. Car il aura à gérer non seulement l'exécutif, mais le symbolique.
-Nous nous apprêtons à vivre une année assez difficile. Quel sentiment avez-vous pour l'avenir de la Tunisie ?
Aujourd'hui, il devient de plus en plus difficile de prévoir quoi que ce soit. Nous vivons dans un monde qui est imprévisible à cause de l'effervescence libertaire et de la montée de la violence. Quand un homme politique prend une décision, indépendamment de ses bonnes intentions, il n'en connaît que rarement les aboutissements et les conséquences. La pensée de l'incertitude, c'est ce qu'il faut que l'on apprenne à gérer. Aujourd'hui, tout le monde se polarise sur l'économie, qui est la plus grande des incertitudes. Mais quelles que soient les apparences, la solution à la crise économique n'est pas de nature économique. En d'autres termes, la quête de la prospérité n'est pas seulement d'ordre économique. L'économie dépend de toutes sortes de facteurs qui ne sont pas de nature économique, le rapport au travail par exemple, le goût du travail, le goût de bien faire, l'aspiration au mieux-être, tout cela est devenu si problématique. Si chacun se réveillait le matin et faisait simplement juste ce qu'il a à faire, mais qu'il le fasse bien, juste son devoir, s'il accomplissait correctement son travail, la question économique se poserait de manière moins dramatique. La solution est psychologique, anthropologique, politique, éthique, elle n'est pas simplement économique. On croit que les économistes vont nous donner la solution. Là encore, c'est une forme de paresse mentale. Les économistes n'ont qu'un discours économique, mais ils ont perdu l'autorité de leur discipline. Ils ont des paroles de très bons experts mais ils s'enferment dans leur expertise. Ils ne réalisent pas que leur discipline est le fruit d'une activité humaine simple ; on doit être capable d'expliquer des choses simples au grand public. La véritable solution à l'économie n'est pas l'économie. Le problème est existentiel, c'est une affaire de transmission historique ; le goût de faire, le plaisir d'agir, l'envie de produire, la maîtrise scientifique de la nature a généré de grandes richesses, sous l'aiguillon de la nécessité. Le confort de la vie matérielle n'est pas le seul produit du besoin matériel, il est aussi lié au besoin inné de créer que possède l'homme, de la curiosité de savoir, de connaître. La connaissance est la première activité économique de l'homme. C'est ce désir de créer et de connaître qu'il faut insuffler. Le reste viendra naturellement. La solution viendra de notre capacité d'imaginer, de concevoir, de désirer de nouvelles formes d'activité et de connaissance humaines. La solution sera scientifique, et non pas économique.
-L'académie française vient de vous attribuer son grand prix ‘Hervé Deluen'. Comment avez-vous réagi à cette nouvelle ?
Je suis rentrée de voyage, j'ai trouvé une lettre où on m'apprenait que le Grand prix de l'Académie Française Hervé Deluen m'avait été attribué. Hervé Deluen est un prix qui récompense toute personne ou toute institution qui contribue efficacement au rayonnement de la langue française dans le monde. J'ai, par ailleurs, aussi été nommée Chevalière de la Légion d'honneur française. Cela m'a fait un drôle d'effet ; c'est comme s'il se produisait, en moi, une sorte de dédoublement : quelqu'un avait reçu le prix, ce quelqu'un porte mon nom, mais ce n'était pas vraiment moi ! On découvre, quand on écrit des livres, qu'il y a des choses qui ne nous appartiennent plus ; j'ai plutôt l'impression que c'est le travail, l'œuvre qui a été récompensée, et non pas ma propre personne. La partie de moi qui a reçu le prix, c'est une partie secrète et mystérieuse de moi, qui m'échappe. Cela m'a fait plaisir bien-sûr, mais c'est aussi amusant. Le tout est de ne pas tomber dans la vanité.
-Quels sont vos futurs projets ?
Continuer ce que j'ai commencé, d'une part sur le plan social, en ranimant un espace public de conversation philosophique et politique, en marge des excès des lumières médiatiques. D'autre part, sur le plan intellectuel, en essayant de développer et de poursuivre cette intuition que j'ai toujours eu, que le sort de l'humanité pouvait aussi se jouer au coin de ma rue ; c'est-à-dire être du côté des sans-pouvoirs, et me garder de toute dépendance morale ou intellectuelle à l'égard d'un quelconque pouvoir.
S.B


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